Homère, Iliade – relecture d’Alessandro Baricco

Éditions Albin Michel, 2006

 

 

Il est de ces grands textes qui paralysent, trop célèbres, trop illustres, trop imposants, pour que le commun des lecteurs ose s’en emparer : vingt quatre chants, plus de quinze mille trois cents vers, pour raconter l’épopée la plus connue de tous les temps. Une cité légendaire, des hommes et des dieux, des guerriers, des héros, des rois, des noms qui ont traversé les siècles et dont la seule évocation force le respect et l’admiration.

Souhaitant adapter l’épopée au format de lectures publiques retransmises à la radio italienne – quarante heures étant nécessaires pour venir à bout du texte originel – Alessandro Baricco a dû intervenir, à partir d’une traduction italienne en prose, et revisiter le monument sans le trahir.  Pour certains, on frôle le sacrilège, la profanation, voire le blasphème. Je voudrais bien savoir, parmi ces dévots intégristes bien-pensants, combien se sont mangés les quinze mille trois cents vers…

Alessandro Baricco resserre le texte, élague les répétitions, dégraisse, en gardant les sections originales de l’oeuvre. Il fait le choix de se passer des dieux, inutiles d’un point de vue narratif et maintenant très éloignés des préoccupations  de l’homme du XXIème siècle. Cette décision est conforme à sa vision de l’Iliade, « composée pour chanter une humanité combattante, et la chanter de façon inoubliable, pour durer dans l’éternité, et arriver au dernier fils des fils en chantant toujours la solennelle beauté, et l’irrémédiable émotion qu’a été autrefois la guerre, et qu’elle sera toujours ».

Après avoir coupé les interventions de Zeus, Poséidon, d’Apollon et consorts, Alessandro Baricco balaye les aspérités archaïques pour transmettre l’histoire dans une langue vivante, contemporaine, sur un rythme rapide, à l’aide de phrases courtes. La respiration est celle d’un texte parlé. Comment lui en faire reproche alors qu’il ne fait que mettre ses pas dans ceux des aèdes et des rhapsodes de l’époque homérique, transmettant l’histoire selon une longue tradition de poésie orale, où chacun est libre d’orner, de morceler, d’exalter un épisode en passant sous silence les moins impressionnants.

Cette proximité de langue se double d’une implication directe des héros mythiques, avec l’intervention d’un narrateur différent à chaque étape du récit. Plus de conteur extérieur,  Alessandro Baricco laisse les personnages nous parler, nous faire témoins de leurs émotions, de leurs contradictions, de leurs victoires et de leurs souffrances. Achille, Agamemnon, Ulysse, Hector, Priam, mais aussi les femmes, les personnages secondaires, le fleuve même, souillé du sang intarissable des guerriers massacrés, tous donnent de la voix, « kaléidoscopent » le déroulé des événements en démultipliant les points de vue. C’est un vrai chœur antique qui nous livre la prise de Troie, non plus la voix unique et monocorde d’un poète.

Enfin, Alessandro Baricco intervient, en italique, dans le texte, en greffant quelques notations et surtout en ajoutant un épilogue, issu de l’Odyssée, la chute de Troie et l’épisode du cheval (l’Iliade d’Homère se referme sur les funérailles d’Hector, sans indiquer le vainqueur d’une guerre qui aura duré une décennie).

Il faut garder à l’esprit que cette réinterprétation est faite pour être lue, qu’elle n’est en aucun cas une « nouvelle version pour les incultes» de l’œuvre d’Homère. Nulle prétention de la part de Baricco de ré-écrire une œuvre majeure qui sentirait de nos jours la naphtaline et la poussière. Le texte initial est toujours là, libre aux auditeurs/lecteurs ensuite de se tourner vers lui s’ils le souhaitent. Les lectures publiques se sont déroulées devant plus de dix mille spectateurs. Alessandro Baricco raconte dans sa préface que des automobilistes, écoutant la retransmission, sont restés scotchés dans leur voiture, incapables de couper la radio avant la fin de l’histoire. Passer, transmettre, diffuser, perpétuer un grand texte, même retouché, est toujours une victoire. Faire la fine bouche devant un succès populaire est affaire de pédants boursoufflés ou d’ignorants. Et enfin, s’imaginer qu’il existe, quelque part, UN manuscrit authentique de l’Iliade, sacré et consacré, avec empreinte d’Homère* certifiée conforme, est risible.

On peut se demander si la portée du texte est encore d’actualité. Or, le choix de l’Iliade fait toujours sens. Elle nous parle de guerres absurdes, amorcées par un « presque détail » que l’on aurait pu régler autrement que par le fracas des armes. L’épopée parle d’hommes qui, tout compte fait, adorent combattre, frapper, massacrer, comme si la gloire et le salut ne pouvaient s’acquérir que dans un bain de sang. Baricco a raison de sortir les dieux du récit car l’immortalité d’un homme s’acquiert sur le champ de bataille, la guerre est une aventure physique, terrestre, et tous se complaisent dans la volupté de la destruction. Le dépassement de soi, et donc, le moment de vérité, prévaut sur l’idéal que l’on a  depuis longtemps oublié. Au bout de dix longues années de féroces combats, les Grecs et les Troyens savaient-ils encore pour quoi ils luttaient ? En contre-chant, la voix d’Achille, et celles des femmes, raisonnent d’un autre choix, celle de la paix et de la toute puissance de la vie. Option vite balayée. Comme nous rappelle Baricco dans sa postface : « on considère toujours la guerre comme un mal à éviter, mais on est loin de la considérer comme un mal absolu : à la première occasion, tapissée de beaux idéaux, l’idée de partir à la bataille redevient très vite une option réalisable. On la choisit même parfois avec une certaine fierté. » **

 

* Dont l’existence est de toute façon remise sérieusement en cause.

Alors que dire d’un recueil tardif de textes disparates transmis oralement, donc déformés, tronqués, sans cohérence et passés ensuite entre les mains de copistes, de commentateurs qui les ont retouchés durant des siècles ? De quoi donner des migraines aux paléographes qui ont dédié leur vie de chercheur aux poèmes homériques…

** Il suffit d’entendre les va-t-en guerre en chemises blanches qui rêvent de voir aujourd’hui s’enflammer la Syrie, l’Iran et tout le Moyen-Orient.