Réparer les vivants,

Roman de Maylis de Kerangal

Éditions Verticales, 2014

 

Après m’être ensevelie avec frénésie dans les 5 000 pages de Game Of Thrones durant deux mois et demi, le dernier roman de Maylis de Kerangal me semblait un écart de genre et de style suffisamment monumental pour revenir bon train à la réalité du monde : du fantastique légendaire à la transplantation cardiaque, il y avait une foulée de géant, et la percussion ne devait en être que plus frontale. En 2010, la romancière nous menait en Californie (Naissance d’un pont), deux ans plus tard en Sibérie (Tangente vers l’Est), nous naviguons cette année entre Le Havre et Paris, pour accompagner le voyage d’un cœur, de la poitrine d’un jeune surfeur mort sur la route, à celle qui va renaître. J’étais très perplexe devant un sujet tel que le don d’organes, qui me semblait, comme les services de réanimation et les blocs de chirurgie, peu matière à « romanesque ». Je craignais le pathos, les bons sentiments, la larmichette en coin et l’emphase du discours convenu. Á côté de la plaque sur toute la ligne, Réparer les vivants est un remarquable roman sur la tragédie de la mort, qui transforme une vie en destin.

Car on ne donne pas pour patronyme à son héros celui de Simon Limbres, (à une lettre près…) au moment où ce dernier va rencontrer Charon, sans raison. Le lecteur perçoit rapidement que, derrière le réalisme prosaïque d’un accident de la circulation, la lumière crue d’un hôpital et la douleur sidérante des parents d’un adolescent parti bien avant son heure, Kerangal dissimule une histoire plus universelle, qui raisonne comme une inéluctable tragédie. Le jeune Simon n’est pas seulement un beau lycéen fou de surf, il est celui qui « devient déferlement, devient vague ». Lui et ses deux amis « partiront à la recherche de la plus belle vague qui se soit jamais formée sur Terre… et seront seuls sur le line up quand surgira enfin celle qu’ils attendaient, cette onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite, la beauté en personne, alors le mouvement et la vitesse les dresseront sur leur planche dans un rush d’adrénaline quand sur tout leur jeune corps perlera une joie terrible, et ils chevaucheront la vague, rallieront la terre et la tribu des surfeurs, humanité nomade aux chevelures décolorées par le sel et l’éternel été ». Simon sur sa planche a tout de la version moderne d’un valeureux guerrier, tel Achille sur son char, que sa mère plongeait d’ailleurs dans les flots (!) du Styx pour le rendre immortel et qui préféra une courte mais glorieuse existence à une longue vie d’ennui.

Le fleuve sombre est aussi présent au moment où les parents de Simon, en état de mort cérébrale, se débattent dans un cauchemar d’une magnitude inconnue : celle de ne pas avoir su protéger leur enfant, en lui ayant inoculé le virus de la mer, du surf, des expéditions périlleuses, en oubliant d’écouter ses propres limites de fatigue : « ils arrivent enfin en vue du fleuve…ne freinent que lorsque le pré commence à verser lentement dans l’eau, noire ici, congestionnée de branches molles, de souches en décomposition, de cadavres d’insectes que l’hiver aura tués et pourris, une fange saumâtre, immobile… la pâleur de la sauge, le drapé d’un linceul, le franchir semble possible mais dangereux… ils sont piégés là, devant des eaux hostiles. ». C’est devant ce paysage lugubre, sépulcral, horizon désolé répondant au chagrin sans fond des parents, que l’acceptation de la disparition a lieu : les adultes passent le cinquième cercle de l’Enfer, consentent à la réalité physique de la mort de leur fils et ouvrent la porte à la possibilité du don de ses organes (cœur, poumons, foie, reins), comme un sens nouveau révélé au décès de Simon.

Thomas, l’infirmier coordinateur des prélèvements, percevra la singularité de la situation lorsqu’il se penchera sur le cadavre du jeune homme, mutilé après ces prélèvements multiples, sur cette intimité déformée traversée d’une longue entaille, et ressentira alors la nécessité de rétablir l’ordre en cette fin de parcours : « Est-ce le geste de coudre qui a reconduit le chant de l’aède, celui du rhapsode de la Grèce ancienne, est-ce la figure de Simon, sa beauté de jeune homme issu de la vague marine, ses cheveux plein de sel encore et bouclés comme ceux des compagnons d’Ulysse qui le troublent, est-ce sa cicatrice en croix, mais Thomas commence à chanter… le chant s’amplifie encore dans le bloc opératoire tandis que Thomas enveloppe la dépouille d’un drap immaculé, et l’observant travailler, on songe aux rituels funéraires qui conservait intacte la beauté du héros grec venu mourir délibérément sur le champ de bataille, afin de lui garantir une place dans la mémoire des hommes ».

L’enchaînement des événements dramatiques, Simon passant au travers d’un pare-brise jusqu’à la remise en route de son cœur dans le corps d’une femme qui ignore tout de lui,  relève d’une implacable fatalité. Simon a défié les éléments, l’hybris a causé sa perte. Mais le héros a un destin à accomplir, celui de sauver quatre vies et de triompher ainsi de la mort, en une seule journée (contrainte de la tragédie classique).

Le roman se déroule sous vingt quatre heures moins une minute, les temps du deuil et du recueillement viendront plus tard. Kerangal reste clinique, physique, lorsqu’elle décrit les couloirs des hôpitaux, l’espace confiné et oppressant, le langage codé des médecins, les scalpels et les écarteurs, avec une précision d’orfèvre. La galerie de portraits qui s’agitent autour du cadavre de Simon est un peu la faiblesse du roman – grands pontes caricaturaux,  infirmières d’avantage intéressées par leurs nuits tumultueuses que par les patients, médecins insomniaques accros à la nicotine ou aux substances hallucinogènes, leurs petites amies déjantées, on se fiche de tout ce beau monde qui contamine le lyrisme du roman. Le face-à-face, le duel, l’affrontement qui va opposer l’infirmier aux parents de Simon, pour faire de leur fils un stock d’organes sur lequel il s’agit de faire main basse, est une hallucinante partie d’échecs qui se serait avérée suffisante pour appréhender le milieu des blouses blanches ; discours bien huilé, questions orientées, contre-arguments prémâchés, oscillation permanente entre le passage en force et le recul prudent, cet échange est limite nauséeux. La médecine glaciale et pressée ne sait pas parler à ceux qui restent ; il faudra un peu de temps, le calme d’un moment passé à suivre du regard un navire solitaire qui désigne à lui seul l’absence des autres, la douceur d’une main qui apaise, la douleur qu’on laisse jaillir afin qu’elle devienne supportable, pour que les parents acceptent que Simon se donne à des inconnus.

Il faut sortir de ce carcan médical étriqué pour que se déploie le verbe de la romancière, qui jaillit alors, libéré comme une eau longtemps retenue. Certaines phrases dévalent sur une page entière, comme une respiration que l’on fait durer pour vérifier que l’on est bien en vie. Court une formidable énergie dans ces lignes, qui atteignent le sublime dans leur description des éléments, mer, fleuve, ciel… Maylis de Kerangal est fille et petite-fille de marin, elle sait regarder et traduire l’indicible, les nuances infimes, les teintes délicates en images singulières. On retrouve alors, en tournant le dos à l’hôpital, les grands espaces ouverts que Simon affectionnait, somptueux et resplendissants, pour nimber le jeune surfeur d’éclat : « des pans entiers de mer et de ciel surgissent et disparaissent dans chaque remous de la surface lente, lourde, ligneuse, une pâte basaltique. L’aube abrasive brûle son visage et sa peau se tend, ses cils se durcissent comme des fils de vinyle, les cristallins derrière ses pupilles se givrent…il se place pour s’insérer dans l’envers de la vague, dans cette torsion de la matière où le dedans s’éprouve plus vaste et plus profond encore que le dehors… cette seconde-là est celle que Simon préfère, celle qui lui permet de ressaisir un à un tout l’éclatement de son existence, de s’incorporer au vivant, d’étirer l’espace ».