Jacques Josse – Embarquement pour s’y taire

 

Le Manège des oubliés

Nouvelles de Jacques Josse

Quidam Éditeur, 2021

 

Á la mémoire de Jean-Robert Masson

Pour ceux qui ignorent tout du poète-éditeur-critique rennais né dans les Côtes-du-Nord en 1953, ce recueil de vingt-sept textes très courts est le prélude idéal pour rencontrer cet orfèvre du fragment et découvrir un auteur atypique. Jacques Josse retrace ici, d’une prose éminemment délicate, l’existence brisée de personnages silencieux et invisibles, amochés par les épreuves et la souffrance de vivre. Il sait percevoir la profondeur de ces parcours sombres, en extirpant, de ce qui pourrait être désespérant ou féroce, leur plein d’humanité. La noirceur et l’accablement deviennent poésie lumineuse quand on porte sur ces laissés-pour-compte un regard empli de compassion et de tendresse. D’une certaine manière, Josse creuse la boue pour en faire jaillir la beauté dormante. C’est violent et doux, étouffant et libérateur, lourd et éthéré.

Les personnages de Jacques Josse traversent leur histoire en s’excusant déjà de n’être pas plus loin, hésitant entre la folie et la faucheuse pour supporter la cruauté du monde, l’isolement, les espoirs déçus, la vie passée trop vite. On est en Bretagne souvent, à Ostende ou ailleurs. Qu’importe, du moment qu’il y ait un cimetière, un bois, un trou d’eau, un bar, un port, un endroit pour partir, d’une manière ou d’une autre. On est un peu chez Simenon, parfois chez Marcel Carné pour le réalisme poétique, même si l’auteur mêle des destins romanesques avec les écrivains et les musiciens qui lui sont familiers (Jim Harrison, Beckett, Danielle Collobert ou les Doors).

On croise un soldat revenu de Kaboul, un boxeur abîmé, un envouté, des rêveurs, un Pindare breton, des gens de la mer, des insatisfaits, des écopeurs de mémoire, des trépassés en devenir et d’autres déjà froids. Ces anonymes, si terribles soient leurs peines, auraient pu ne laisser aucune empreinte de leur passage si Jacques Josse n’avait pas su les voir et les entendre : « leur passé a disparu sans qu’ils s’en rendent compte. C’est à se demander s’ils ont réellement existé. Les plus pessimistes en doutent. Ils disent que le temps les a eus à l’usure. Qu’il a tout effacé. Qu’ils n’ont jamais vraiment su comment le prendre. Il ne leur reste que la proximité de la mort ». L’auteur a dû en croiser de ces oubliés, ces humbles discrets, écorchés par les revers, solitaires et à l’étroit, déjà un peu passés.

Cette proximité avec ses personnages tient à sa faculté de cueillir le détail signifiant, dessiner une atmosphère en deux lignes, cerner un personnage par un geste, une attitude. Et c’est rude, tranchant, saisi avec des mots secs, des phrases qui se dégraissent, se raccourcissent. Pas de lyrisme ni de complaisance pour témoigner des inadaptés, des clochards célestes, des taiseux du bas-côté, perdus dans une fuite en arrière.

Car tous entretiennent ou subissent une nostalgie tenace, qui les retient dans un autre temps ou un ailleurs : le temps de la jeunesse, des voyages partagés, le temps d’avant la maladie, le temps des lectures, – ces compagnons qui ne déçoivent jamais –, le temps des amours enfuies… ; ces plongeurs en souvenirs voudraient revenir en arrière, mais leurs capacités physiques et mentales ont déclaré forfait depuis longtemps. Restent le silence et la solitude, les boîtes de photos qu’on réouvre trop souvent, les illusions vaines, les soirées à dépecer les chagrins, accoudé à un zinc, les poètes que l’on convoque, les virées dans les bois noyés de pluie, la mer, le ciel et les étoiles, et les revenants trop présents.

L’au-delà, poreux en diable, laisse passer les morts qui s’imposent chez les vivants, perpétuant des discussions, des affrontements, sans que quiconque ne s’en étonne. La grande faucheuse fait partie du paysage, sautillant entre les flaques, attendant la chute mortelle d’un marin dans l’eau, perturbant le sommeil de ceux qui n’en ont plus pour longtemps. Certains la voient « jaune comme les blés », ou « comme une ombre à peine perceptible qui danse sur le papier peint ». Elle est patiente et curieuse, si certaine de sa puissance qu’elle agit avec discrétion : elle « ne se promène pas en s’amusant à faire craquer ses os dès qu’elle longe les murs des hameaux perdus… transparente… elle se colle au corps fiévreux pour voler ce qui lui reste de chaleur… elle coupe le contact en une fraction de seconde. La bougie s’éteint. Les paupières se ferment. Travail terminé ». Pour les passagers de ce manège des oubliés, elle est l’ultime consolatrice. Celle qui berce les mousses violentés durant les campagnes de pêche, les poètes stériles, les vieillards étourdis, les femmes sans plus d’illusions, les voyageurs immobiles qui avaient tenu bon… un temps.

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