911 (Black Flies)

Roman de Shannon Burke

Éditions Sonatine, 2014

 

Il y a des corporations auréolées par essence de considération, mâtinées d’altruisme, d’humanité et de dévouement ; en sauvant leur prochain, les pompiers et les urgentistes incarnent les anges gardiens de la cité, bardés d’honneur et de prestige, toujours bienveillants envers les plus faibles. Mais on peut faire confiance aux romanciers et scénaristes made in US pour recadrer les images trop lisses. 911 est aux ambulanciers de New-York ce que Hill Street Blues et The Shield furent pour les commissariats des quartiers sinistrés des grandes villes américaines, une plongée peu ragoûtante dans la face cachée d’institutions « régaliennes » soi-disant exemplaires. Shannon Burke, ambulancier* à Harlem dans les années 90, livre une chronique perturbante de ce « sacerdoce », avec toute la sincérité du vécu et des expériences partagées. Pas étonnant qu’il donne à son double narratif le nom lourd de sens d’Ollie Cross**, bleusaille des beaux quartiers surnommé par les vieux briscards « mère Teresa », pétri d’empathie et de bonne volonté pour secourir toute la misère de cette zone oubliée. Cross a choisi ce coin pouilleux après avoir échoué à l’entrée de la fac de médecine, pour se sortir de la théorie du manuel, pour s’endurcir, se coltiner la médecine d’urgence de front, croisement entre le soldat et le secouriste : « nous étions comme des aides-soignants militaires en plein champ de bataille… l’expression ‘zone de combat’ revenait très souvent ». « Des rues sales, des stations de métro délabrées, des poubelles qui débordent, des rats, des terrains vagues, des immeubles condamnés et abandonnés, sans électricité…nous étions en sous-effectifs, nous disposions d’un matériel désuet qui fonctionnait à peine… ». Et la population locale est tout sauf reconnaissante, voyant dans ces hommes les représentants d’un État oublieux de leurs conditions de vie, conséquence des politiques socio-économiques désastreuses successives. Il faut dire aussi que le panel est gratiné : poivrots, toxicos, dealers, clochards, putes séropositives coupant le cordon ombilical de leur nourrisson avec un tesson de pipe à crack, vieillards crasseux et obèses bouffés par le diabète, malades mentales croquant des légumes mis au frais dans la partie la plus intime de leur anatomie***, flics de quartier corrompus et ultra-violents, cadavres très avancés, grouillant de vers, baignant dans leur liquide putride et couverts de blattes… secourir les habitants des districts de West Harlem et de Washington Heights a tout du châtiment, de l’auto flagellation. Violence permanente, détresse et suicide, racisme ordinaire, misère endémique, ingratitude des habitants, il faut s’habituer très vite à la souffrance pour enfiler des semaines de 70 heures, par grand froid ou sous la canicule des étés new-yorkais.

Alors on met très tôt en garde les jeunes recrues : « étant donné la suite sans fin de maladies, de misères et de morts qu’il doit affronter, le professionnel soignant s’habituera à la souffrance, y deviendra indifférent et finira même par la mépriser… un patient, c’est du boulot… l’indifférence est chose commune, les exemples de cruauté spontanées choses communes… vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse ».

Nul ambulancier ne peut faire de vieux os sous son uniforme ; coincés entre un quotidien sordide qu’ils prennent en pleine face et la mésestime imméritée des patients, les cadences infernales et un sérieux manque de moyens, les hommes de la Station 18 s’abîment vite. Les relations amicales ou amoureuses se distendent, se délitent, jusqu’à ne plus vivre qu’entre ambulanciers, comme un corps d’élite qui en a trop vu et qui vit désormais selon ses propres règles. Pas toujours très belles puisqu’aucune vraie fraternité ne lie les ambulanciers (sauf quand l’un d’eux finit avec une balle dans le caisson, une fois franchi le point de non-retour), très occupés à se tirer dans les pattes, à humilier les nouveaux, et à décider qui de leurs patients doit vivre ou mourir. On croise autant de cyniques et de narcissiques que de bienfaiteurs, penchés au-dessus des patients de Harlem : « lorsque vous croisez la mort tellement de fois qu’elle en devient banale, que vous êtes dévoré par la culpabilité d’être vivant parmi les morts, alors vous finissez par devenir parfaitement insensible… de cette indifférence, qui n’est que protection, découle un risque bien particulier du métier. Lorsque plus rien n’a de sens, y compris la vie ou la mort d’autrui, vous n’êtes qu’à un pas du mal. » Et certains ambulanciers le franchissent facilement. Quelques-uns aiment le pouvoir que leur donne la souffrance d’autrui et s’arrogent le droit de malmener des patients inconscients pour les punir d’être camés ou dealers, quand d’autres passent carrément la barrière, et laissent mourir un nouveau-né pour la simple raison qu’ils n’en peuvent plus. La froideur affichée s’est muée en désinvolture criminelle : on survit comme on peut, à la Station 18.

Shannon Burke livre une narration brute, sans chapitres, suite d’interventions toutes plus insensées les unes que les autres, support à l’évolution de son novice et de ses coéquipiers plus aguerris. L’auteur s’est visiblement sorti par l’écriture de sa plongée dans l’enfer des urgences et a su garder une grande part d’humanité envers ses personnages, donc de ses condisciples. Pas de délectation dans le sordide ou de morale à deux dollars, juste une tension qui s’amplifie, des drames humains qui se jouent et une tonalité gris-cendre qui flirte souvent avec le désespoir. Pour survivre quand on est urgentiste dans une zone de non-droit, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : en partir.

*L’ambulancier d’outre-Atlantique s’apparente aux urgentistes français du SAMU et du SMUR

** Sainte Croix

*** J’ai un peu de mal à manger du céleri branche désormais…