Á la joyeuse bande de l’imprimerie SEGO

Pour clore cette chronique anversoise, le lieu qui nous a secoué l’émotionnel, le must de la cité, le joyau unique, classé au Patrimoine mondial en 2005, la demeure musée de l’imprimeur Plantin, puis de son gendre Moretus et de sa descendance sur trois siècles (1549 – 1876). Même si les livres et l’imprimerie ne font vibrer en vous aucune corde sensible, vous serez émerveillé de déambuler dans une maison qui raconte l’histoire d’une dynastie, mais surtout celle de son fondateur, Christophe Plantin, autodidacte tourangeau exilé, imprimeur et éditeur, intellectuel, poète, érudit, humaniste, qui prêchait la tolérance religieuse à une époque où ce n’était pas chose admise.

La modeste propriété acquise en 1576 va devenir le « Compas d’Or », agrandie, embellie, ennoblie au fil du temps, à la fois lieu d’enracinement d’une famille puissante et immensément riche, mais surtout siège d’une production livresque exceptionnelle. Il est très émouvant de traverser aujourd’hui les ateliers, la fonderie, la réserve des caractères, la chambre des correcteurs, la salle des presses, matériaux d’origine restés en l’état, tels qu’ils existaient dans la première moitié du XVIIème siècle. L’univers de l’imprimerie « moderne » m’est familier puisque j’ai commencé ma carrière professionnelle au sein d’un grand groupe qui gérait toute la chaîne graphique. Mais ces « chefs de fabrication » – on ne dit plus beaucoup « imprimeurs » –  rompus au gigantisme des rotatives offset assistées par ordinateurs, étaient très respectueux du savoir-faire séculaire. Comme ma pomme, ils seraient restés bouche bée devant ces poinçons, ces matrices, ces moules, ces caractères, ces alphabets Garamond ou Granjon. On se penche sur les casses comme sur des coffrets à bijoux, pour admirer les caractères musicaux, gothiques ou grecs, aussi délicats que de l’orfèvrerie. On tourne autour des châssis des presses en bois, on imagine les compositeurs, les typographes à l’ouvrage, même si nulle odeur d’encre ne flotte plus dans l’atelier. On s’est à peine remis de nos émotions, que l’on gagne les salles consacrées aux illustrations, donc à la gravure sur bois et aux deux variantes de la gravure sur cuivre, l’eau-forte et le burin. Les esquisses, les bois, les plaques de cuivre sont précieusement conservés, car Plantin fut le pionnier européen de la gravure sur cuivre, en tant qu’illustration du livre, ce qui lui permit de publier des traités médicaux agrémentés de planches anatomiques. Les ateliers compteront jusqu’à 39 dessinateurs, 24 graveurs sur bois et 55 graveurs sur cuivre, parmi les meilleurs maîtres d’Anvers (dont Rubens, of course).

 

Au premier étage de la maison, on traverse plusieurs bibliothèques absolument renversantes : il ne s’agit pas uniquement de la production maison mais des achats réguliers de Plantin ; incunables, publications d’imprimeurs concurrents, manuscrits précieux… c’est son petit fils, Balthasar Moretus, bibliophile averti, qui enrichit le fonds, en le faisant évoluer vers une bibliothèque privée de haute volée et pluridisciplinaire. Ses descendants poursuivront l’investissement à la fois intellectuel et financier, jusqu’à compter 9 000 volumes : livres religieux, enluminures, atlas, cartes, dictionnaires, encyclopédies, traités de botanique, de médecine, d’architecture, … on s’émerveille dans chaque salle.

Les pièces les plus anciennes ont gardé leur côté austère ; boiseries, murs habillés de cuir sombre, fenêtres à petits carreaux aux volets de bois, lourdes tapisseries, plafonds à poutres apparentes, parquet craquant… on plonge durant quelques heures dans un autre siècle, où un imprimeur intrépide devait, sur ordre, mettre sous presse l’index des livres interdits par le gouverneur des Pays-Bas espagnols, mais continuait à faire sortir de ses ateliers ces mêmes ouvrages prohibés, par fidélité à ses convictions. Á l’époque, cette résistance à la censure était considérée comme un acte de trahison, passible de la peine capitale. S’il n’y avait qu’une seule raison d’aller saluer Christophe Plantin…