Gabriel Tallent – Délivrance en mille nuances de gris

 

My Absolute Darling – 2017

Roman de Gabriel Tallent

Traduction Laura Derajinski

Éditions Gallmeister, 2018

 

Considéré comme la révélation de l’année 2017 aux États-Unis, salué par les critiques et encensé par ses pairs, le jeune trentenaire Gabriel Tallent déboule en littérature avec un premier livre sidérant. Résultat de huit années de travail, le roman final s’est éloigné du projet initial, une réflexion sur la destruction de notre environnement, liée à la certitude erronée que le vivant, nature ou être humain, peut être accaparé et mis à profit.

Gabriel Tallent a gardé de ce premier jet l’un des personnages, une adolescente de quatorze ans qui lutte pour sa survie en milieu très hostile ; où trouver le courage de résister quand la résistance semble impossible ?

Julia Alveston vit quasi-coupée du monde dans une vieille maison de bois, avec un père obsédé par les armes et la fin d’un monde détraqué par la société de consommation et la surexploitation des ressources. Asociale, silencieuse, préférant les longues marches pieds nus dans les forêts de sequoias séculaires aux bancs du collège où sa singularité et ses vêtements militaires l’isolent, Julia n’a pour seuls amis que son Remington, son Sig Sauer et son fusil d’assaut AR-10. Et pour unique compagnon, son père, mélange de survivaliste écolo et de philosophe dévoyé, qui confond éducation et dressage, amour paternel et possession absolue. La mère est morte depuis longtemps, noyée ou suicidée, le grand-père noie dans le whisky ses souvenirs de la guerre de Corée. Le père, cruel et abusif, a le champ libre pour façonner sa fille à son image, de jour, comme de nuit. L’intelligence a capitulé devant la toute puissance de la pulsion primitive animale, qui guide toutes ses décisions : sa fille lui appartiendra pour toujours.

Gabriel Tallent évite l’écueil d’un livre binaire, manichéen, où la dureté du père s’opposerait à l’innocence de sa fille, le mal au bien, le noir au blanc. L’ambiguïté, la nuance, la complexité des personnages, dessinent des zones floues où les repères ne sont plus vraiment clairs. Julia, qui n’a que lui au monde, a intériorisé cette relation malsaine comme une norme : l’amour paternel la fracasse et la rassure dans le même temps, elle-même aime son père qui lui fait pourtant du mal, physiquement et psychiquement. Mais ce lien pervers montre ses limites quand arrivent les premières velléités d’indépendance ; Julia doit avant tout rejeter la part d’elle-même qui a fait sienne la sauvagerie paternelle. Car Julia prend plaisir à humilier publiquement une camarade de classe, à passer pour une dure-à-cuire, à afficher une indifférence totale aux souffrances d’autrui. Quand son père ramène une gamine de dix ans, trouvée sur le bord de la route, pour la mettre dans la ronde de leurs jeux sadiques, elle accepte d’abord les ordres paternels sans broncher. Jusqu’à ce que le déclic ait lieu. Pas par affection envers la petite, mais parce qu’elle comprend qu’elle a le choix, qu’elle peut rejeter les valeurs du père, qu’elle n’est pas comme lui, et que répéter les horreurs qu’elle a subies n’est en rien une fatalité. La résilience est possible.

Julia, qui ne supporte pas son prénom, s’est choisie le sobriquet de Turtle. Gabriel Tallent la renvoie aux symboles de la connexion à la terre, de la sagesse, d’un animal très ancien, patient et lent, autonome et protégée par sa carapace. Un surnom parfait pour une jeune héroïne solitaire et taiseuse, en osmose parfaite avec son milieu naturel, capable de faire du feu, de filtrer l’eau, de se nourrir et se protéger des éléments, avec les seules ressources de dame Nature. Son père préfère l’appeler Croquette, nom faussement affectueux mais en réalité dégradant, qui la rabaisse au rang de la nourriture pour animaux ; son père considère de fait qu’elle n’est là que pour être dévorée. Le niveau de langue entre Julia et son père est d’ailleurs étonnamment relâché, entre insultes quotidiennes et jurons ordinaires.

Or, le survivaliste est un homme cultivé mais instable, coléreux et imprévisible. Julia s’offre souvent des « nettoyages » dans la nature sauvage de ce Nord de la Californie encore intacte, entre mer, marais, et forêt. Gabriel Tallent maîtrise parfaitement la géographie, la faune et la flore de sa région, et se permet de longues descriptions de paysages sauvages qui donnent de l’épaisseur au roman, en contrebalançant l’atmosphère pesante et anxiogène de la maison familiale. « Turtle débouche dans une forêt de pins muricata et de myrtilliers, elle les identifie dans l’obscurité par l’aspect lustré de leurs feuilles et le désordre cassant de leur ramure, l’aube est encore à des heures de là. Elle émerge parfois du sous-bois dans des espaces à découvert éclairés par la lune et envahis de rhododendrons aux fleurs roses, fantomatiques dans la nuit, leur feuillage pareil à du cuir, préhistorique… il existe des instants silencieux et solitaires où cette part d’elle-même semble s’épanouir comme une fleur nocturne, elle boit la fraîcheur de l’air et elle aime ce moment… elle marche des kilomètres, pieds nus, elle mange du cresson d’eau dans les fossés. Les pins douglas laissent place à des cyprès chétifs, aux joncs, aux manzanitas pygmées, aux vieux pins tordus voûtés, séculaires, le sol est dur est couleur cendre, parcouru de touffes de lichen vert et gris, la terre trouée d’étangs argileux et asséchés ».

Alors certes, My Absolute Darling n’est pas dépourvu de failles, comme nombre de premiers romans. Les personnages adolescents que croisent Julia maîtrisent des références culturelles et des tournures de phrases très au-dessus de leur âge, – « ma mère sculpte des nus. Ses œuvres ne sont pas sans rappeler Rodin, dans leur corporalité soutenue et dans l’exagération de leurs idiosyncrasies humaines » -, connaissent Virginia Woolf à dix ans et commentent Marc-Aurèle à quinze. Le style, merveilleusement poétique et fluide quand il décrit la beauté de l’environnement naturel de Julia, s’alourdit de répétitions de situations, de longs passages sur le nettoyage et le maniement des armes, vite fastidieux pour un lecteur peu familier des subtilités des leviers de désarmement et autres glissières, ressorts récupérateurs et goupillons d’aciers.

Ce livre reste, en dépit de ces quelques réserves, un roman impressionnant, dense, profond, ode à une nature pourvoyeuse de réconfort et de sens, et qui sait ne jamais confondre noirceur et désespoir.

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