Dodo – Héroïque fantaisie

 

Dodo, 2022

Film de Pános H. Koútras, 132 min.

Sélection officielle Cannes 2022

 

 

Peut-on reprocher à un réalisateur, l’âge avançant, de mettre la pédale douce sur sa frénétique extravagance ? Ne pas retrouver dans le dernier film de Pános Koútras l’audace déjantée de son premier long métrage, L’Attaque de la moussaka géante (1999 !), l’irrévérence désinvolte de Strélla, ou la superbe impertinence de Xenia, n’a rien de vraiment surprenant. Le réalisateur grec peut avoir d’autres choses à nous dire, et se mettre à mâtiner son propos des changements qui se sont obligatoirement opérés dans sa vie, son rapport au monde et à son art.

Il existe pourtant une évidente filiation entre ce Dodo et ses précédentes réalisations. Á l’opposé de son confrère Yorgos Lánthimos, acide, acerbe, caustique et désillusionné depuis ses premiers films, Pános Koútras demeure un amoureux de la vie, de la fête, des gens, un gars qui refuse de sombrer dans le désespoir d’un procureur et qui recherche la lumière dans tous ses personnages. Après avoir donné la parole aux laissés-pour-compte de la société (orphelins, transsexuels, taulards…), c’est chez les bourgeois qu’il s’invite, bien moins lisses qu’en façade. Certes l’emballage est joli, les manières raffinées, le domaine impressionnant, mais les caisses sont désespérément vides. Alors on marie la jeune et jolie demoiselle de la maison à un riche héritier pour sauver les meubles et les apparences.

Et la veille du “jour J”, alors que le domaine familial retentit des préparatifs des épousailles, déboule de nulle part un gros truc en plumes, disparu pourtant depuis plus de trois cents ans, un “dodo”. Les quatorze bipèdes présents (la famille au sens large, la wedding planner et son équipe, ainsi que les domestiques et des invités surprise), soudain distraits de l’organisation de la fête, vont chacun réagir différemment à cette intrusion et se révéler. Pour le pire, mais aussi pour le meilleur.

C’est là tout le talent, la générosité et l’originalité de Pános Koútras, de faire craquer les apparences, le vernis social, la bienséance dans la comédie, l’absurde et la poésie. Le réalisateur a d’ailleurs pris l’habitude de rameuter dans ses films des animaux (un écureuil agressif dans Strélla, un lapin blanc prénommé Dido (!) dans Xenia, aujourd’hui un oiseau dodu incapable de voler), soulignant qu’il ne faudrait peut-être pas trop se prendre au sérieux. Ce serait oublier aussi que Koútras aime les comédies musicales, les contes de fées et leurs happy-end. Á l’heure où le cynisme, l’angoisse et la désespérance sont de bonne presse, on devrait savourer le miroir déformant que nous tend le fantasque metteur en scène.

S’il a su donner libre court à une folie très queer et redorer le blason de la « marge », des « minorités », il s’attache avec ce film à dynamiter les angoisses et les peurs de la « normalité ». Certes, c’est moins flamboyant et décalé que ce à quoi il nous avait habitué. Mais les secrets, les peurs, les non-dits, les échecs et les chagrins de ses quatorze personnages en quête de bonheur, n’en sont pas moins réels et respectés. Le couple de bourgeois rincés, la future mariée sacrifiée, les domestiques sans salaires, les migrants syriens obligés de mentir pour survivre, la transsexuelle amoureuse sans espoir, le fils caché revanchard, la vieille folle sur le retour, les Grecs-Albanais de seconde zone, forment une société en miniature qui se débat dans le silence et la solitude. Chacun dans son rôle, chacun dans sa case. Il faut attendre le chaudron d’un huis clos et qu’un oiseau bizarre et moche tombe du ciel pour que la parole se libère, les masquent tombent, les vérités s’incarnent et que la joie réponde aux abonnés présents. Car tous vont se démener pour sauver l’oiseau qui perd rapidement ses plumes et sa vigueur – on le serait à moins quand on s’est frotté à une humanité qui a réagi au prime abord à sa présence par la peur et le rejet.

Pános Koútras doit beaucoup à Lewis Caroll, à son Alice qui s’interroge sur son identité et sa bande d’animaux dingues. Ce Dodo “made in Greece” permet à chacun de plonger dans son propre tunnel intérieur, dans sa part d’ombre, pour y affronter ce qui a été mis longtemps sous le tapis. Mais si l’on a gardé un tant soit peu une âme juvénile, on ne peut que se réjouir de voir triompher en musique, sans avoir à trop se poser de questions, l’amitié, l’amour et la liberté.

Avant de partir, une fois son miracle accompli, le Dodo a laissé son œuf dans la cheminée des parents de la mariée. Au cas où, ça peut toujours servir…

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