Dido Sotiriou – Quelle était verte ma vallée !

 

Terres de sang (Ματωμένα χώματα – 1962)

Roman de Dido Sotiriou*

Traduction : Jeanne Roques-Tesson

Éditions Cambourakis, 2018

 

 

« Constantin l’a donnée, Constantin la reprendra », soupire Tassos, le barbier de Smyrne. Quoi donc ? Constantinople, bien sûr ! Pourquoi ne pas profiter de la chute de l’Empire ottoman à la fin de la Première Guerre mondiale pour redonner vie à ce vieux fantasme nationaliste grec, la Grande Idée ? Comprendre la Grande Grèce, héritière du feu-Empire byzantin, qui s’étendrait de l’Épire à Constantinople, en enjambant la mer Égée. Après tout, le traité de Sèvres de 1920 accorde déjà à la Grèce la Thrace orientale, l’administration de Smyrne et de toute sa province (45 000 km2…) et deux îles turques. Il suffirait d’aller voir un peu plus à l’Est, de marcher sur Ankara, de balayer les armées de Kemal et de s’asseoir triomphant à la table des négociations pour que le mythe devienne réalité… sauf que la Grande Idée va se terminer en Grande Catastrophe, perte totale des territoires d’Asie mineure et échange de population, qui met définitivement fin à la présence grecque en Anatolie. Mais comment en est-on arrivé là ?

Dido Sotiriou, née en 1909 au sud de Smyrne, qui a donc vécu les événements tragiques et l’expulsion de sa famille de sa terre ancestrale, choisit comme témoin de l’Histoire un jeune  paysan grec de Kirkitzé, Manolis Axiotis : « Nous vivions auprès de Dieu, tout là-haut dans les montagnes couvertes de forêts touffues ; devant nous s’étendait à perte de vue la plaine fertile d’Éphèse qui était à nous tout entière jusqu’à la mer, à des heures et des heures de marche, remplie de figuiers, d’oliviers, de champs de tabac, de coton, de blé, de maïs et de sésame. » La vie s’écoule doucement sur ces terres cultivées par des chrétiens orthodoxes depuis l’Antiquité, au rythme des saisons, des fêtes religieuses, du karsilama et du hassapiko dansés au son des violons, des ouds et des dumbeleks. À Kirkitzé, on ne parle que le turc, on est officiellement sujet ottoman, mais on est aussi Grec d’Asie mineure. Et cela ne pose aucun problème. On s’entend plutôt bien avec les populations musulmanes, avec qui on commerce, on s’entraide, on vit en bonne intelligence et estime réciproque. Rien ne devait changer sous le ciel bleu d’Anatolie, sauf que …

La première guerre balkanique, la Première Guerre mondiale, puis la guerre gréco-turque vont ruiner en dix ans des siècles de cohabitation fraternelle. Manolis Axiotis va voir, sous ses yeux horrifiés, l’amitié et le respect se changer en haine et en massacres. L’Empire ottoman d’un côté, la Grèce de l’autre, et au milieu, ces Grecs d’Asie mineure, ballottés dans des conflits attisés par les puissances occidentales qui tirent de loin les ficelles. Le paysan portera d’abord l’uniforme ottoman contre les Grecs, puis l’uniforme grec contre les Ottomans. Des deux côtés, tour à tour, les mêmes atrocités, les mêmes carnages, la même cruauté. Sous la plume de la romancière, pas de dichotomie facile entre des bons Grecs et des Ottomans féroces, mais la description d’une même rage à agir aveuglement « pour la patrie ». Cependant, quelle est la patrie de Manolis Axiotis, pris au piège entre deux pays ennemis ? C’est tout l’enjeu qui court dans le roman de Dido Sotiriou. Son camarade de combat, l’étudiant crétois Nikitas Drossakis, le met portant en garde : « Moi, la patrie, je ne la confonds pas avec le gouvernement ni avec l’État. » Plus lucide, moins aveuglé par les discours officiels et les rêves de revanche, Nikitas Drossakis n’a de cesse de faire comprendre à Manolis que la Grèce n’est pas plus sa « patrie » que l’Empire ottoman : elle n’a pas débarqué à Smyrne pour libérer les Grecs d’Anatolie, mais par esprit de reconquête et pour son seul intérêt. D’ailleurs, quand les alliés français et anglais tourneront casaque et soutiendront Kemal pour s’assurer leur approvisionnement en pétrole, la Grèce abandonnera Manolis et tous les autres à leur triste sort. « Il y avait quatre-vingt-douze gros navires qui attendaient dans le port du Pirée, prêts à partir pour la côte d’Asie mineure et à aller chercher les gens. Mais une fois au large, ils ont reçu un télégramme secret du gouvernement : « Mission facultative, aucun caractère d’obligation ». Sur les quatre-vingt-douze bateaux, il n’y en a que dix-sept qui ont continué leur route… ils étaient bien trente-cinq mille, femmes et enfants, à attendre un bateau… »

L’unique patrie de Nikitas Drossakis, comme celle de Dido Sotiriou, est un esprit qui pense par lui-même, une intelligence capable de fédérer les plus faibles et faire se lever l’espoir d’un nouveau monde : « Avec le temps, même ceux qui sont à la traîne et qui aujourd’hui se laissent mener par celui qui crie le plus fort redresseront la tête… tout ce qui sonne un peu nouveau, Axiotis, te fait peur. Le jour où tu te réveilleras, ce sera le printemps… un jour le peuple dira : « Poussez-vous de là, crapules ! Chacun son tour ! » ». Plus qu’un roman sur la chute de l’Anatolie grecque, Terres de sang raconte aussi puissamment l’éveil d’un simple paysan, qui ouvre les yeux sur l’abominable réalité du monde, sa duplicité, ses petits arrangements sur le dos des innocents. La voix douce qui ouvrait le roman pour narrer l’Eden de la plaine dÉphèse, se termine sur son hurlement de douleur devant le pouvoir aveugle et impitoyable qui a ravagé l’existence des siens : « Salue pour moi la terre qui nous a donné le jour, Selâm Söylé… Dis-lui de ne pas nous en vouloir de l’avoir arrosée de sang. Maudits soient les coupables ! »

 

* Dido Sotiriou (1909 – 2004) : Journaliste et femme de lettres, féministe convaincue, un temps compagnon de route du Parti communiste grec qu’elle quitta en 1947, le trouvant « trop stalinien ». Elle a toute sa vie activement participé aux luttes sociales et politiques de son pays.

3 Comments

    1. Reply
      Kefalonia Post author

      Super, j’espère qu’il vous plaira ! Si le sujet vous intéresse, je ne peux que vous recommander « Avant que le ville brule », de Kosmas Politis, pour moi l’un des plus grands livres grecs jamais écrits.
      Bonne lecture !

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