Christos Ikonòmou – Quatre évangiles de l’Apocalypse

 

Le salut viendra de la mer (Το καλό θα ‘ρθει από τη θάλασσα – 2014)

Nouvelles de Chrìstos Ikonòmou

Traduction Michel Volkovitch

Quidam Éditeur, 2017

 

 

On lui avait donné le bénéfice du doute, à Chrìstos Ikonòmou : en 2010, il nous disait « ça va aller, tu vas voir« , tout en chroniquant les premiers ravages de la crise économique dans les quartiers du Pirée. Comme si on avait déjà touché le fond, qu’on avait connu le pire et que forcément quelque chose allait se passer pour remettre la vie dans le bon sens. On allait s’en sortir, nécessairement.

Cette fois-ci, plus de doute sur l’ironie manifeste du titre de son nouveau livre. L’espoir s’est fait la malle sans billet de retour et la Grèce continue de sombrer corps et biens. Pour illustrer ce naufrage de tout un pays dans les grands fonds barbares, Chrìstos Ikonòmou dessine une terre d’exil pour ceux qui ont tout perdu, une petite île de la mer Égée, terre secouée de séismes et régulièrement balayée de raz-de-marée. Sa découpe bizarre en forme de paire de menottes, sa toponymie angoissante, ses gouffres abyssaux, ses grottes dédaléennes, ses mythes effrayants en font une île de cauchemar pour ses habitants. Le lecteur en vient vite à se demander pourquoi les laissés-pour-compte d’Athènes, de Larissa ou de Patras ont choisi d’échouer là, où tout leur est hostile, des insulaires de longue date aux négociants véreux, en passant par les armateurs répugnants. Contrairement aux nouvelles de son précédent ouvrage, Chrìstos Ikonòmou ne fait plus dans le réalisme mais opte pour quatre textes métaphoriques où tout est allégorie.

Cette île n’a rien d’un paradis bleu et blanc de carte postale, c’est une terre rude ou règnent l’anarchie la plus sauvage, la loi du plus fort qu’une poignée de nababs fait régner à coup d’intimidations (au mieux), de tortures ou de meurtres (au pire). Chacun campe sur ses privilèges, ses plates-bandes et voit d’un très mauvais œil ces nouveaux pauvres débarquer du continent. Au-delà de leurs projets novateurs pour s’en sortir, ils ramènent sur l’île des valeurs qui ont depuis longtemps disparu, une morale, une éthique, un espoir…

Quand un pays tout entier a plongé dans la récession, certains s’accrochent à leurs privilèges individuels tandis que d’autres veulent construire un projet collectif, juste et partagé. C’est une nouvelle société qui doit germer mais qui se heurte aux vieux schémas établis ; la toute puissance de l’argent sale, le vol organisé, le truandage des vacanciers, l’exploitation touristique débridée, les popes soulards, la famille étouffante. Il faudrait foutre un bon coup de pied dans cette société grecque corrompue et coupable, tout réinventer, tout recréer. D’abord pour soi, pour faire taire cette peur, cette angoisse qui collait déjà aux basques des pauvres ouvriers du Pirée. Alors on se murmure la litanie qui rassure, la prière qui réconforte, le mot de passe de ceux qui y croient encore, « le salut viendra de la mer« . Même si tout cela est en pure perte et que le salut répond lui aussi aux abonnés absents.

On sait peu de choses des personnages qui traversent les histoires, de leur passé, de leur personnalité, mais on suit pas à pas, pour chacun, le déroulé de leur calvaire. Un temps religieux est d’ailleurs choisi pour chaque récit (Pâques, Vendredi Saint, le Samedi des morts, et un symbolique lancé de cerf-volant qui ouvre habituellement la période du Carême). Le livre entier baigne dans une atmosphère biblique, à grand renfort de citations, de références ou d’évocations. Les héros, illuminés aux accents prophétiques, se sentent porteurs d’une mission, de quelque chose qui les dépasse mais qu’ils doivent mener à bien : tant pis si c’est la défaite ou la mort qui les attend au bout de leur chemin de croix. Entre les quatre histoires indépendantes, s’intercalent les visions apocalyptiques de l’insulaire Yànnis, immobilisé après un AVC, qui décrypte chaque événement inattendu comme les prémices de la destruction programmée de l’île. On remarque des petits détails qui font sens, comme l’utilisation récurrente du prénom hautement évocateur de Pétros ou Pétrakis, le choix de Lazare pour celui qui nie la mort de son fils, de Yànnis pour celui qui annonce la fin du monde, la symbolique des chiffres*, rien n’est laissé au hasard dans ce jeu de piste qui ravirait un théologien.

La désespérance est portée par une plume enivrée, à peine contrôlée par Chrìstos Ikonòmou, qui laisse filer sa narration sans lui faire obstacle. Il accepte les redites, les rengaines, les tercets sans cesse rabâchés, comme des paniques furieuses qui s’imposent aux personnages, des crises d’angoisse contre lesquelles on ne peut rien. Les personnages tournent en rond sur leur île, comme leurs peurs ou leurs obsessions tournent en boucle dans leur tête, jusqu’à devenir fous, sans porte de sortie puisqu’une île est sans issue.

« Le salut viendra de la mer » est sans aucun doute un livre novateur, original, puissant et très travaillé. Peut-être trop. Lui manque pour moi une unité, une simplicité, cette émotion qui naît de l’effacement de l’auteur devant des récits qui se suffisent à eux-mêmes. Chrìstos Ikonòmou en dit beaucoup dans une surenchère de figures de style, dans le débordement permanent, une exaltation qui finit par éprouver le lecteur et rendre son propos parfois brouillon. Ainsi, la seconde nouvelle du livre ressemble davantage à un exercice de style purement technique, à une réflexion existentielle qui tourne vite à vide, portée par un name-dropping crispant et une logorrhée philosophico-politique stérile. Je n’ai d’ailleurs pas bien saisi le lien de cette nouvelle au titre sibyllin « Tuer l’Allemand« , avec les trois autres. Á l’opposé, quand Chrìstos Ikonòmou suit les errances nocturnes d’un père à la recherche de son fils disparu par sa faute, qui bascule doucement du déni à la folie, il sait fait preuve d’une infinie délicatesse et d’une humanité poignante. Cette nouvelle, qui donne son titre au recueil, en est le joyau déchirant.

* Yànnis compte jusqu’à 77, chiffre qui renvoie aux échanges entre Pierre (encore !) et le Christ sur le pardon des offenses (in Matthieu 18, 21-22).

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