« Avec amour et acharnement » de Claire Denis

DROIT D’ASILE POUR ‘LE CAFE PEDAGOGIQUE’

 

 

« Avec amour et acharnement », film de Claire Denis-sortie le 31 août 2022

Ours d’argent de la meilleure réalisation, Festival de Berlin 2022  

 Jusqu’où le désir peut-il nous conduire ? Quel risque prend aujourd’hui une femme épanouie dans un amour partagé en s’abandonnant au surgissement de la passion ? Depuis ses débuts en 1988 avec « Chocolat », film inspiré par son enfance ‘coloniale’ au Cameroun, Sélection officielle à Cannes, la réalisatrice Claire Denis occupe une place singulière dans le cinéma français, en exploratrice exigeante, dérangeante, des tours et détours du désir et de ses tourments.  Elle voyage ainsi sur des terres lointaines, de l’Afrique encore (« Beau Travail », 2000, « White Material, 2010) en Amérique centrale (« Stars at Noon 2022, Grand Prix Cannes) ou plus familières en France (« Nenette et Boni, 1996, « Vendredi », 2002, entre autres). Mais sa démarche fait fi de la géographie tant ses fictions installent le dépaysement, tenues par le même fil souterrain : la confrontation excitante, périlleuse, à la pulsion, aux affects, au désir de l’autre, son pouvoir d’aimantation, son opacité irréductible. Après « Un beau soleil intérieur » [2017], la réalisatrice retrouve ici Juliette Binoche, comédienne aimée, et Christine Angot, complice en écriture pour une libre adaptation d’un roman de cette dernière, ‘Un tournant de la vie’. Un projet réunissant deux autres comédiens chers à la réalisatrice : Vincent Lindon et Grégoire Colin. Cette fois, si l’on en croit Claire Denis, ‘L’histoire est simple : Sarah est une femme qui vit en couple avec Jean. Par hasard, elle retrouve François, un ancien amant’.

Loin des affres attendues du triangle amoureux, une plongée abyssale dans l’intimité charnelle et la pénombre des âmes, une mise à nu allant crescendo des silences aux non-dits et aux explosions verbales démesurées, modulées par la partition tendue des Tindersticks. Autrement dit : la mise en scène électrique, sensible et inconfortable, de la puissance d’ébranlement et de la violence du désir.

 Plénitude du bonheur partagé, irruption de ‘la griffe du passé’

Ciel limpide, plage de rêve, mer au bleu irréel et à la transparence rare, un couple rayonnant s’embrasse et se prend la main en pleine plongée sous l’eau. Sarah (Juliette Binoche) et Jean (Vincent Lindon) vivent ensemble depuis plusieurs années un amour solide, joyeux et une sexualité épanouie. Une séquence inaugurale comme une vision paradisiaque, à jamais évanouie.
Retour à Paris, sa grisaille hivernale au bout du tunnel du métro, dans un appartement moderne aux larges baies vitrées, doté d’une vaste terrasse dominant les toits, espace privilégié de Jean aimant s’y attarder. Le quotidien du couple reprend, les baisers aussi et l’évidence d’un amour réciproque qui n’a pas besoin d’être formulé. Quelques bribes de l’existence de chacun affleurent. Jean, ex joueur de rugby, au chômage, a fait de la prison et cherche activement à renouer avec une activité professionnelle. Sarah, journaliste à RFI, reçoit dans son émission des ‘grands témoins’ de l’état du monde pour évoquer avec eux la paupérisation de la société libanaise ou l’impasse des assignations identitaires en fonction des couleurs de peau, par exemple. Nous n’en saurons pas beaucoup plus sur ces-deux-là. Ils vivent leur amour au présent même si nous voyons les efforts maladroits de Jean pour redevenir père auprès de son fils adolescent Marcus (Issa Perica), enfant de l’union avec une femme d’origine antillaise et confié à la garde de sa grand-mère paternelle (Bulle Ogier, impeccable).

Par hasard, dans la rue, Sarah aperçoit François (Grégoire Colin), ancien amant et ami de Jean, elle qui a quitté le premier pour vivre avec le second. Figure défaite, corps défaillant, murmure répétant le prénom de l’homme en question, le dos contre la paroi de l’ascenseur la menant au studio d’enregistrement. Désormais tout change.

Vacillements de l’amour, intranquillité de la passion : l’épreuve du désir

Peu à peu les contours de l’intrusion de François dans la vie du couple prennent forme. Ce dernier propose à Jean de monter ensemble une agence pour repérer et sélectionner des ‘juniors’ talentueux, éventuels futurs joueurs professionnels de rugby… Une proposition éloignant un temps Jean de son propre projet et… de de sa compagne, comme s’il préférait retarder des retrouvailles inéluctables avec l’ancien amant de cette dernière.
Sarah, pour sa part, résiste de plus en plus mal à la tentation et son trouble grandissant en témoigne. Pour l’heure, François (incarné avec toute l’ambigüité qui sied par Grégoire Colin) cadré de loin, en clair-obscur le plus souvent, silencieux et énigmatique, surgit parfois aux yeux de Sarah qui le scrute, comme la silhouette fascinante, corps massif, profil anguleux, celle d’un homme de l’ombre d’autant plus attirant que nous (comme elle) n’entendons quasiment pas le son de sa voix.

La rencontre a lieu, d’abord à la fois familière et excitante, même si Sarah en refuse le caractère abrupt et une forme de violence. D’autres rendez-vous suivent, secrets, furtifs, intenses et fusionnels, émaillés de déclarations d’amour absolu chuchotées dans un souffle.

Mais Sarah et Jean se retrouvent dans une des plus terribles ‘scènes de ménage’ du cinéma, aux antipodes de la manière sourde plus habituelle chez Claire Denis. En allant des plans larges aux gros plans, la caméra donne tout le champ (et le temps) à Jean et à Sarah de nous livrer à ‘corps’ et à cris, les déchirures profondes creusées par la passion à laquelle Sarah s’est abandonnée sans retour prise dans les rêts d’un amant vénéneux, jouant avec le désir de l’autre comme on joue à quitte ou double. Un jeu dangereux et communicatif…

La cinéaste se rapproche pas à pas de ses deux personnages désarmés (et formidables interprètes hypersensibles, Juliette Binoche et Vincent Lindon) sans porter un jugement tout en jetant une lumière crue sur leur état de perdition, la dévastation en cours.

Que pèsent alors les valeurs universalistes professées par Sarah la journaliste dans l’exercice de son métier ? Quel effet peut encore avoir le discours humaniste de Jean sur l’éducation et l’impasse de la voie professionnelle à l’école face à un fils perdu qui prétend, d’une voix basse et mal assurée, choisir l’option ‘commerce et vente’ et à qui le père glisse une liasse de billets pour que son enfant n’utilise plus la carte bancaire de sa grand-mère ?

Puissance de la mise en scène du désordre passionnel

Grâce à la mise en scène au scalpel, par le travail sur les ombres et la lumière du directeur de la photographie, Eric Gautier, à travers les pulsations musicale du groupe fidèle Tindersticks (Stuart Staples en tête) nous ressentons dans notre corps, à même la peau, comment la liaison dangereuse vécue comme une attraction envoutante chambarde l’équilibre du couple, aiguise à l’extrême les colères et les blessures, la douleur et l’exaltation de Sarah et la grande souffrance de Jean, au point de mettre à mal les principes humanistes, la générosité affective ou l’ouverture d’esprit de l’une et de l’autre. Jusqu’à nous amener, en tant que spectateurs de « Avec amour et acharnement » à regarder le trouble profond et la vulnérabilité manifeste de Sarah face à une liberté inédite. A nous d’imaginer comment cette héroïne de notre temps, usera de son indépendance, au terme de cette traversée explosive des territoires du désir aux allures de thriller vampirique.

Samra Bonvoisin

 

 

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