Ahillèas Kyriakìdis – Lâchez prise !

 

Le Miroir de l’aveugle

Nouvelles d’Ahillèas Kyriakìdis, parues dans divers recueils :

Ο πληθυντικός μονόλογος (1984), Διεστραμμένες ιστορίες  (1988), Τεχνητές αναπνοές (2003), Ο καθρέφτης του τυφλού (2005), Το μουσείο των τύψεων (2018)

Traduction Hélène Zervas et Michel Volkovitch, Éditions Le miel des anges, 2020

 

Par quel bout aborder ces nouvelles ? J’avoue avoir été déstabilisée devant ces textes, tordus, déroutants, inclassables. La qualité littéraire est indéniable, l’imagination, débordante, la virtuosité, flagrante. Se pencher sur les états de service de Ahillèas Kyriakìdis donne aussi le vertige : traducteur (entre autres de Borges, Sepulveda, Kafka, Perec, Queneau, Topor…) distingué par de nombreux prix, critique littéraire, écrivain, scénariste, réalisateur de courts métrages, acteur même pour Angelopoulos, et mélomane très averti, le Grec né au Caire en 1946 marque ses courts récits de l’empreinte de ses multiples talents. Résultat, à la première lecture, les nouvelles semblent plutôt difficiles d’accès tant elles paraissent gorgées de références aux auteurs qu’il a fréquentés mais que n’a pas forcément suivis le lecteur. On pourrait à la limite avoir l’impression d’un « bricolage » qui tournerait à vide quand on n’appartient pas au cercle des initiés. Si on ajoute en plus le goût des chutes vertigineuses, des distorsions dépourvues de mode d’emploi, des questions sans réponses, et des phrases parfois longues de plus de 20 lignes, le recueil de nouvelles peut être inconfortable au mieux, au pire, hermétique.

On finit pourtant par se demander dans quelle mesure il n’y aurait pas un brin de provocation rigolarde dans tout cela : « Du plus loin que je me souvienne, je suis collectionneur de réponses. Je les classe, les nomme, les aère, parfois de peur qu’elles ne se rouillent faute de servir ». Ne faut-il pas alors y regarder à deux fois, voire trois, avant de refermer le livre en bougonnant ? Car si Ahillèas Kyriakìdis peut exaspérer, il est aussi terriblement stimulant.

La porte d’accès la plus simple est certainement l’ensemble des cinq nouvelles contenues dans Respirations Artificielles. L’auteur s’amuse à écrire de petits scénarios dans des registres très différents (enquête, anticipation, fait divers, drame), bien ficelés, astucieux et subtils. Kyriakìdis y développe son goût pour les glissements progressifs du réalisme vers un bizarre léger, d’une manière encore assez fluide.

Les autres textes, extrêmement denses, ramassés, désarçonnent car ils surgissent ex nihilo, sans liens autobiographiques ou culturels ou historiques avec leur auteur : les histoires existent sans temporalité marquée, ou enracinement particulier. Mais elles saisissent en quelques pages des traits, des attitudes, des caractères très humains. Kyriakìdis crée des micro-univers hétéroclites, légèrement étonnants ou carrément étranges, pour croquer ses contemporains. Loin d’être des divertissements stériles qui rendraient seulement hommage aux écrivains dont il maitrise toutes les ficelles d’écriture, l’auteur décale une réalité un peu ennuyeuse et ressassée dans un univers neuf, inattendu. Il jubile à inventer des formes de narration inédites, des histoires en miroir, à étirer ses phrases comme des élastiques, à télescoper les univers. C’est sans doute le « bazar » chez Ahillèas Kyriakìdis, mais quelle inventivité ! Il fait ainsi dire à un de ses personnages, braqué par un jeune voleur : « j’aimerais qu’on soit les héros d’une nouvelle, les jouets d’une fiction qui nous entraînerait ensemble vers de larges estuaires de possibilités et des croisements d’interprétations, tel le feu d’artifice du cygne, sa dernière contraction dans un signe de de ponctuation implacable ou, du moins dans l’explosive polysémie des points de suspension ».

Pour goûter la saveur si particulière de ces nouvelles, il ne faut pas être pétrifié par la culture monumentale, les références intellectuelles, cinématographies et musicales qui courent tout au long des pages. Ahillèas Kyriakìdis demande juste à son lecteur d’être curieux, d’accepter les règles du jeu du reflet, de l’énigme, du pastiche, des interrogations existentielles, et de le suivre dans ses espiègleries verbales.

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