Adults in the room – Et le politique sombra…

 

Adults in the room (Ενήλικοι στην Αίθουσα), 2019

Film franco-grec de Costa-Gavras,

Basé sur le livre Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe, de Yánis Varoufákis

Prix Lumières de la presse internationale 2020 : Meilleure musique pour Alexandre Desplat

 

« Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » : ainsi s’exprimait en janvier 2015 Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne durant la crise grecque. Dit autrement, l’Europe s’assiéra toujours sur la souveraineté d’un peuple, quand l’issue d’une élection contrarie les choix de Bruxelles et la politique monétaire délirante de Berlin – comme nous le savons tous en France depuis 2005, d’ailleurs. La Grèce dirigée par Aléxis Tsípras aura résisté cinq mois aux diktats de la Troïka (bureaucrates représentant la BCE, le FMI et la Commission européenne) et de l’Eurogroupe (assemblée informelle des ministres des Finances européens), – deux organes de décisions non élus… -, dans un bras de fer qui a opposé le ministre des Finances grec Yánis Varoufákis et les apparatchiks aux ordres de Wolfgang Schäuble, ministre des Finances d’Angela Merkel.

Sous le prétexte de nous raconter cette lutte d’un pays étranglé par le cercle vicieux d’une dette alimentée par un plan de « désendettement » aussi absurde que contre-productif, Costa-Gavras fait le constat bien plus dramatique du fonctionnement anti-démocratique de l’Europe, vendue à la finance, et à l’Allemagne… Refusant le documentaire, il choisit une forme de narration peu réaliste, préférant diriger ses acteurs dans une sorte de tragédie fortement teintée de bouffonnerie cynique : un spectacle, pour notre société de spectacle, où la théâtralité des egos a plus de poids que la maîtrise de l’histoire et de l’économie d’un pays.

Le rideau se lève le jour de la victoire de Syriza, jeune parti de la gauche radicale qui souhaite nettoyer les écuries d’Augias : en finir avec les oligarques, la corruption, la toute puissante de l’Église orthodoxe, et surtout renégocier le plan de remboursement indigne signé par leurs prédécesseurs au gouvernement, totalement intenable en l’état. L’ambiance est à la fête, la musique grecque entraînant tout un peuple joyeux qui croit encore aux lendemains enchantés. Les proches d’Aléxis Tsípras n’en reviennent pas eux-mêmes de leur victoire et l’on comprend alors que Yánis Varoufákis, économiste redoutable et redouté, soucieux de respecter les promesses de campagne, va se trouver bien seul pour faire entendre la voix de son pays. Furieux du résultat des urnes, le président de l’Eurogroupe débarque à Athènes trois jours plus tard pour mettre déjà au pas le nouveau gouvernement grec, qu’il menace clairement d’une sortie de la zone euro pour rébellion.

Si les personnages ne sont désignés que par leur prénom (toute ressemblance avec…), c’est aussi pour permettre à Costa-Gavras d’ironiser sur les puissants, assis sur leurs privilèges et aveugles au fonctionnement du monde : pleutres, opportunistes, médiocres, cruels, tartufes, la charge peut sembler lourde, mais elle rend compte d’un comportement sur lequel le réalisateur fait juste un focus. Oui, Jean-Claude Juncker a bien tapoté la joue du premier ministre Aléxis Tsípras devant les caméras pour l’infantiliser, oui, Christine Lagarde s’est réellement désespérée à voix haute de l’immaturité des membres de l’Eurogroupe, oui, la France s’est dédite de ses engagements envers la Grèce au premier froncement de sourcils de l’Allemagne, et oui, les compétences et les talents d’orateur de Varoufákis, droit dans ses bottes car certain d’être du côté des Justes, ont été sauvagement étrillés par la presse mainstream, incapable d’appréhender dans son ensemble le dossier grec.

On rit jaune devant le comique de répétition dont use Costa-Gavras pour pointer du doigt le vide sidéral des innombrables réunions de l’Eurogroupe, à l’abri du chaos qu’il a engendré dans une immense salle sans fenêtre, l’impasse des discussions, le ballet très étudié des bureaucrates raides et cravatés qui vont et viennent en meute, comme autant de menaces à peine voilées pour les outsiders grecs, s’opposant inlassablement à l’équarrissage programmé de leur pays. Ces pantins dirigés d’une main de fer par Wolfgang Schäuble sont obnubilés par les communiqués de presse, pourtant indigents, qu’ils dispensent aux journalistes, s’arc-boutant sur un adjectif, pinaillant, bloquant l’avancée des négociations, tandis que le peuple grec fait face dans la vraie vie à une crise humanitaire sans précédent. On retiendra aussi le dîner d’un envoyé de l’Allemagne au domicile privé de Varoufákis, dévorant avec un appétit d’ogre les plats typiques du pays, comme le feront ensuite les créanciers, bâfrant sans limites sur la bête…

Si Yánis Varoufákis, rendu responsable d’une situation qui s’éternise, est écarté au profit d’un interlocuteur plus malléable entre les mains des idéologiques de l’austérité, les Grecs refusent par referendum à 61% le projet d’accord « imposé » par la Commission européenne, la BCE et le FMI. Aléxis Tsípras est alors immédiatement convoqué par un Conseil Européen qui fulmine de rage : à l’issue de dix-sept heures de pressions, le couteau sous la gorge, – la BCE menaçant de couper immédiatement les liquidités bancaires et d’entraîner la banqueroute du pays -, le Premier ministre grec cède et signe un « accord » qui ouvre la porte au dépeçage de la Grèce. Costa-Gavras va mettre en scène cette mise à mort dans une dramaturgie désespérée qui voit un Aléxis Tsípras isolé puis cerné, bousculé, pressé par des chefs d’États européens agressifs, acculé tel un taureau dans l’arène sous les banderilles sanglantes de ses adversaires.

D’aucuns ont reproché à Costa-Gavras une vision parcellaire et partisane de ce morceau d’histoire dont l’Europe libérale ne sort pas grandie ; mais comme le rappelle Yánis Varoufákis, son gouvernement n’est pas responsable de la gabegie financière antérieure dont les instances bruxelloises n’ignoraient rien. Le ministre n’a jamais demandé l’annulation de la dette, seulement qu’elle soit réajustée au revenu national pour ne pas étouffer toute possibilité de croissance. Wolfgang Schäuble lui-même, dans un aparté, avoue à son homologue grec qu’il ne signerait pas non plus un tel accord en l’état, mais que la Grèce doit servir d’exemple pour discipliner budgétairement tous les autres pays européens, même si cette politique économique est une aberration.

Costa-Gavras réussit à donner une rythmique, une épaisseur, une consistance à cette parenthèse du possible avant qu’elle ne devienne espoir déçu. Le spectateur n’est jamais assommé sous un cours d’économie froid ni sous la valse des chiffres, mais il suit le parcours d’un économiste différent qui propose de s’éloigner de l’orthodoxie budgétaire et de changer la donne. Et le suspens fonctionne même si la finalité est connue de tous car le combat pour la justice sociale résonne au-delà du cas grec.

PS : Pour mieux comprendre la crise grecque et le monde d’aujourd’hui, je ne saurais que trop recommander l’excellent blog d’Olivier Delorme, pour moi incontournable : http://www.olivier-delorme.com/odblog/

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