Super triste histoire d’amour

Roman de Gary Shteyngart

Éditions de l’Olivier, 2012

 

« Mon portefeuille AmericanMoring, même après avoir été indexé sur le yuan, a perdu 10% de sa valeur parce que, à mon insu, ces idiots de gestionnaires d’actifs ont mis dans le lot l’action ColgatePalmoliveMiam!BrandsViacomCredit qui est en chute libre, et que mes actions à risque limité du Fonds des nations à forte rentabilité, le BRIC [Brésil, Russie, Inde, Chine] – Á – BRAC, ont enregistré une progression de seulement 3% à cause des troubles du mois d’avril près de Poutingrad, en Russie, et de l’impact sur l’économie brésilienne de l’invasion du Venezuela par les États-Unis. »  !!!!!

Si George Orwell avait imaginé en son temps des lendemains qui déchantent, un monde totalitaire, oppressif, illusoire, sous continuelle vidéo-surveillance, où règne la destruction organisée du langage pour restreindre la pensée, il serait abasourdi de découvrir l’état de notre civilisation, qui plonge gaillardement dans ces mêmes ténèbres, de bon cœur et sans coercition. C’est là toute l’agilité retorse de Gary Shteyngart de nous emmener dans un pseudo-monde de demain futuriste pour mieux nous parler d’aujourd’hui, et du glissement sans retour qui s’opère sous nos yeux, la dictature de l’individualité, l’exhibition sans limite de soi alors que les démocraties occidentales et leurs vies à crédit disparaissent, balayées par la toute puissance financière des pays émergents.

Les Etats-Unis ont ici perdu de leur superbe, minés par une crise économique qui transforme Central Park en camp de fortune pour SDF et immigrés. Le Yuan a enterré le Dollar et la Banque Centrale est désormais entre les mains du gouverneur de la Banque du Peuple de Mondo-Chine.  La première démocratie du monde n’est plus qu’un vulgaire état policier, qui ferait passer le Patriot Act pour une badinerie, approuvé par les citoyens qui s’autocensurent de bonne grâce, tandis que les hélicoptères de l’armée tournent au dessus de Manhattan. L’unique cohésion sociale est assurée par l’utilisation collective furieusement addictive d’un « Smartphone/Ipad », l’äppärät, Big Brother en miniature qui collecte et diffuse en temps réel sur un réseau public le niveau de crédit, le bilan sanguin, le taux de Personnalité ou de Baisabilité et autres indices croquignolets de tout-un-chacun : ça papote sur GlobAdos (Facebook/Twitter) à grand renfort d’acronymes boueux (« moins de mots, plus de fun »), ça claque des sommes folles en petites culottes RedditionSansCondition et jeans transparents Pelured’Oignon, sur les sites CulLuxe ou MoulesEnFoule (si, si…), c’est gavé de pornographie, de cynisme, de consumérisme, d’inculture et de bêtise. L’Amérique est à l’agonie.

Le héros new-yorkais Lenny Abramov (immigré juif russe de la deuxième génération – comme son créateur Shteyngart), est un fossile périmé de 39 ans, un MRV (Mec Rapidement Vieillissant) dans une société où le jeunisme est force de loi, mal fringué, mal foutu, perclus de cholestérol, un romantique attardé, bon et charitable, lesté de la pire tare existante, le goût des livres, de Tchekhov à Kundera, en passant par Tolstoï. Coordinateur de la prospection des Amants de la vie (échelon G), division des Services post-humains de la Staatling -Wapachung Corporation,  il évalue ses clients potentiels en deux catégories, les ICI et les ICPE (Individus de Conservation Impossible et les Individus à Capitaux Propres Élevés) pour proposer aux seconds les joies de la vie éternelle. Lorsqu’il rencontre la jeune Eunice Park, l’archétype de la fille bien connectée au langage fleuri, ignare mais sexy, la Love Story est plus qu’improbable et comme l’annonce le titre du roman, déjà périmée. Le lecteur suit alors en alternance le vécu de cette relation, le journal de Lenny, littéraire, sensible, tourmenté et les discussions sur les réseaux sociaux de la Lolita avec sa meilleure amie et sa famille. La distorsion de perception des mêmes événements intimes, les niveaux incompatibles de langage, le vécu très différent des amoureux donnent à ce pas-de-deux une dissonance d’abord cocasse, puis grinçante. Eunice ne voit pas qu’elle est incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent, qu’elle ne sait plus que se complaire dans le trash, le superficiel, le vulgaire, sa vision du monde et des relations humaines se rétrécissant à mesure que la richesse de sa langue disparaît. Comme ces fusions économiques entre multinationales qui créent de gigantesques holdings monopolistiques, (il n’existe en effet plus qu’une seule compagnie aérienne américaine, la UnitedContinentalDeltamerican), les mots s’agrègent, se fondent, se ferment, jusqu’à disparaître.

Cette société lisse, sans altérité, a remplacé les mots par des codes, des pourcentages, des statistiques, des données, une évaluation permanente et recherchée pour garder une place parmi les autres, comme unique élément différenciant. Qu’importe cette surveillance constante, ce flicage des émotions, des corps, par les citoyens, l’état  et les entreprises, les gens ne savent plus ce que vivre veut dire. Chacun n’existe que par son dossier multimédia consultable par tous. Et le jour où un gigantesque plantage coupe le réseau, c’est une vague de suicides qui parcourt New York.

Cette création jubilatoire et souvent très drôle d’une Amérique asservie à la technologie se double d’une analyse assez pertinente sur la trajectoire politique du pays à mesure qu’il s’enfonce dans un déclin irréversible : paranoïa, xénophobie, nationalisme, mépris du pauvre, méfiance envers les classes moyennes qui ne consomment pas assez. Gary Shteyngart imagine un pouvoir partagé entre un Parti unique et l’Autorité de Rétablissement de l’Américanité, qui traque les séditieux et les envoie dans des camps de triage sécurisé, s’il le faut. L’armée, dernier vestige de la grandeur passée, opère au grand jour, massacre, liquide, dévaste, sans que le « citoyen » ne lève les yeux de son äppärät.

Caricatural, Gary Shteyngart ? Une satire, Super triste histoire d’amour ? Á peine. Mais au-delà de cette vision aigrelette de notre futur proche,  Lenny Abramov, double de l’auteur, nous rappelle pourquoi il reste dans son monde un criminel par la pensée: il lit et il aime, comme Winston Smith le faisait déjà, en 1984.

 PS : coup de chapeau au traducteur Stéphane Roques pour le gros travail sur les jeux de langage !