Il est tout à fait possible de mordre dans cette ville et d’en goûter la saveur en ignorant son passé, ses fractures et ses traumas. Cependant, même sans les solliciter, les plaies du XXème siècle ont une cinglante manière de vous éperonner la rétine, sans se faire annoncer : j’ignorais tout de ces « pavés d’éternité » (Stolpersteine), de ces pierres d’achoppement carrées recouvertes de laiton, incrustées dans le pavement des trottoirs, devant le dernier domicile des déportés : « ici habitait… né en…  déporté en … mort à … ».  Devant certains immeubles, la quantité de pavés est telle, qu’on devine des étages entiers liquidés. Nous en avons croisé de bien trop nombreux dans le vieux quartier de Sainte Sophie à Mitte ; c’est ici que nous avons aussi levé les yeux, dans des arrière-cours non encore restaurées, sur des murs mitraillés (quand, par qui ?), comme à Budapest. Découvrir ces stigmates, témoins des temps obscurs, entre chien et loup, lors d’une froide après-midi plombée, vous colle des bleus.


Le coup de poing est encore plus brutal à la sortie du KaDeWe (Kaufhaus des Westens), le Grand Magasin de Berlin Ouest, vitrine plus que centenaire de l’abondance, de la consommation, de la profusion, à la barbe de la pénurie et des vaches maigres des voisins de mur. L’endroit est célèbre mais n’a pas beaucoup d’intérêts pour les familiers des Galeries ou autres Printemps. C’est en retournant vers la station de métro très fréquentée Wittenbergerplatz, qu’on se cogne à un grand panneau qui aligne des lieux inscrits dans les mémoires et pour certains encore dans leurs chairs, lieux dont on ne revenait pas, sous le rappel : « Orte des Schreckens, die wir niemals vergessen dürfen ».  Je ne sais pas ce qu’éprouvent les Berlinois âgés, contemporains de la peste brune, en passant devant cet acte de contrition planté au grand jour, placé au vu et au su du plus grand nombre, mais on se dit qu’il faut avoir effectué un sacré chemin pour afficher ainsi les pages les plus atroces de sa mémoire collective, pour ne jamais oublier.

Tout de même, il serait surprenant de rester à Berlin sans se soucier de ce qui a été sa spécificité pendant vingt huit ans : un découpage artificiel de ronds de cuir revanchards, une gigantesque balafre, la cristallisation de la Guerre froide dans le plus vil mépris des habitants. Notre interlocutrice de l’hôtel avait hiérarchisé sur notre demande les deux lieux de commémoration du Mur, privilégiant le Musée par rapport au Mémorial, l’exactitude de l’histoire face à l’émotion de sa matérialité. Mais pour nous qui n’avons pas enduré ce passé très récent, c’est bien le Mémorial (Gedenkstätte Berliner Mauer) qui nous a remués car il permet de visualiser, grandeur nature, la réalité d’une enclave artificielle et absurde, ainsi que ses séquelles fatales. Nous y sommes allés tôt le matin, dans le Nord de Mitte, longeant les 300 mètres de mur restant, en silence. On croise le regard des – jeunes – victimes qui sont tombées sous les balles des Vopos, dans un morceau de Mur qui leur rend hommage, transformé en chapelle du souvenir. On marche dans l’herbe rase, dans un silence impressionnant, on relie dans sa tête les bouts du Mur éparpillés, les piquets de construction, les soubassements, on visualise le No Man’s Land, et on a froid dans le dos en levant les yeux sur le mirador conservé. Le tracé du Mur passait juste à cet endroit sur une église que les dirigeants de la RDA ont allègrement dynamitée : aujourd’hui, la chapelle circulaire de la Réconciliation, les cloches de la vieille église, ont retrouvé leur place.

Après ce ressenti perturbant, presque physique, d’une « simple » clôture de béton, le Mauermuseum (quartier de Kreuzberg) semble poussiéreux, étouffant, un peu étriqué, ce qui est injuste car il est en réalité vaste et prolixe en renseignements… beaucoup trop. En fait, il déborde d’affiches, d’informations, de panneaux d’explication, du sol au plafond, dans un capharnaüm de coupures de journaux, de documents d’archives, d’écrans, de maquettes, de reconstitution, depuis le blocus de Berlin de 1948 jusqu’à novembre 1989. Certes, on en apprend beaucoup sur les moyens fous ou astucieux pour passer de l’autre côté (sous terre, dans les airs, sur l’eau…), sur les différents stades de construction du Mur (des simples barbelés jusqu’aux doubles remparts infranchissables, dotées de mitrailleuses automatiques pour arroser large) mais il faudrait revenir plusieurs jours de suite pour tout lire. Et on sature vite de cet encombrement, de cet amas incontrôlé sans mise en espace ni respiration.

En sortant du Musée, fuyez la reconstitution carton pâte de Checkpoint Charlie, démantelé en juin 1990 mais reconstruit comme une boutique de foire pour touristes, avec faux soldats tout sourire et MacDo en toile de fond.

  

Pour finir, surtout si vous êtes accompagnés d’enfants ou d’ados, allez faire un tour au Musée de la RDA (DDR Museum), sur les bords de la Spree, joliment bien conçu, qui raconte, du biberon à l’âge adulte, la vie quotidienne dans un pays qui n’existe plus aujourd’hui. On entre véritablement dans l’ordinaire des Ossies, on ouvre des tiroirs, des armoires, des portes, on tâte leurs vêtements synthétiques, les uniformes des jeunes embrigadés, les piètres ersatz des produits décadents de l’Ouest, les livres interdits car séditieux, on les suit à l’Université, on découvre le maigre niveau de salaire d’un professeur ou d’un ingénieur, on les suit en vacances avec le Guide des pays frères en main, on découvre le régime à base de « vitamines » des athlètes chargés comme des mules, les bureaux d’écoute (La vie des Autres nous avait déjà bien renseignés sur le sujet), les cellules des « contestataires », la ligne directe avec Moscou, tout une époque qui nous paraît déjà désuète, voire archaïque, alors qu’elle nous est bel et bien contemporaine.