Yòrgos Skambardònis – Grandeur, chute et résurrection d’un croque-mort…

 

Ministre de la nuit (Υπουργός Νύχτας – 2016)

Roman de Yòrgos Skambardònis

Traduction Simone Taillefer

Éditions Monemvassia, 2020

 

 

Yòrgos Skambardònis n’est pas seulement un remarquable nouvelliste, il sait aussi écrire long, rythmé, mordant et surtout satirique. Scénariste à ses heures pour le cinéma et la télévision, il domine ici les ficelles de la narration bien tendue, faussement légère, où se mêlent le portrait au vitriol de la corruption à la grecque et des histoires loufoques de gangsters siphonnés, le tragique et le cocasse, le réquisitoire et la dérision.

Drôle de zig en effet que ce Ioannis Bekhtsis, quinquagénaire bien bâti, propriétaire d’une entreprise de Pompes Funèbres à Thessalonique. Il traîne de ses études d’architecte raté à Milan le surnom de “Primo”, pour sa ressemblance avec le « primo attore » (l’acteur principal) d’un film italien oublié. Il en a surtout ramené une passion durable pour la cuisine italienne en général, et le Campari en particulier. Il préfère oublier ses amitiés particulières avec certaines organisations marxistes italiennes des années 70 qui flirtaient dangereusement avec le terrorisme revendiqué. Aujourd’hui, Primo, qui ne peut souffrir les enterrements, vend pourtant des services thanatologiques en baillant d’ennui, oublieux de ses idéaux de jeunesse. Jusqu’à ce que son vieux démon, la fréquentation quasi suicidaire des casinos, le reprenne pour le faire flamber de nouveau, et que la roulette lui sucre toutes les liquidités de sa Société. Pour s’en sortir, Primo va approcher la pègre, monter les échelons, devenir un « parrain », puis fricoter avec l’autre mafia, celle des parlementaires véreux, pour s’asseoir en toute légalité dans un fauteuil ministériel… brièvement.

Il y a quelque chose d’un scénario à la Scorsese chez ce Ministre de la nuit, titre aussi dangereux qu’éphémère donné à l’homme tout puissant qui contrôle l’économie souterraine de la Grèce du Nord. Yòrgos Skambardònis brosse des personnages un peu détraqués, aux surnoms anglophones, des méchants aux méthodes perverses et violentes, des puissants avides aux goûts de parvenus. Il enchaîne des chapitres courts, compacts, efficaces, sans temps morts ni verbiage, et jubile à démonter le système des trafics sous-terrains et des élections institutionnelles truquées. Ce roman plein d’humour noir, d’ironie grinçante, brosse une Grèce qui a perdu ses repères : détournements de fonds européens, clientélisme revendiqué, trafic d’êtres humains à peine dissimulé, combines indignes avec d’anciens barbouzes du KGB… Le cynisme, la cupidité, l’enrichissement rapide, le mépris des institutions ont remplacé l’éthique, les utopies, l’intérêt général.

Dans ce délitement,, les personnages de Yòrgos Skambardònis se noient dans l’argent sale qui coule à flot. On pourrait imaginer au début du roman que Primo, joueur invétéré, va se laisser entraîner dans le courant avec jubilation. Or, s’il ne possède plus une once d’espoir sur ses contemporains, il est cependant un solitaire qui a forgé sa propre morale : on ne joue pas pour gagner, par appât du gain, mais par désespoir. Le jeu est pour lui une forme de révolte totale, nihiliste, contre un monde ennuyeux, “une excursion dans l’abîme, le refus total de la société, de la famille, l’anarchie absolue, une démesure permanente”. Et le jeu est partout : la vie, un coup de dés ; le lieu de naissance, le physique, les rencontres, une vaste loterie. Rien de logique, de juste, de mérité : “la passion du jeu, la jouissance de l’autodestruction et l’espoir de vaincre un jour le fauve des probabilités truquées, sont pire que le désir, plus profonds que l’amour, plus ravageurs que les drogues dures… cet état vous isole dans un autre monde, rend toute chose insignifiante, absurde”. Primo fonctionne donc différemment des autres personnages, ce qui lui permet de garder une distance et des motivations singulières, voire de regarder avec un vague dégoût les mœurs des mafieux et des politicards. Sa plongée en eaux troubles n’est pas un choix mais une expérience accidentelle comme une autre, une suite d’évènements qui s’enchaînent après un crash à la roulette. Il n’est jamais dupe de ceux qu’il doit côtoyer, trop prévisibles avec leur malveillance primaire, sans regard décalé ni humour, dépourvus de talent et d’épaisseur.

Mais Skambardònis, – et c’est là une facette de son talent –, garde une plume légère dans cette comédie désespérée, une élégance, une drôlerie. Il donne ainsi la parole, en marge du récit principal, aux employés de Primo, aux « corbeaux » ; ils se racontent, entre deux funérailles, des anecdotes sur leurs « clients » et leur famille, la pingrerie des uns, la générosité des autres, les crêpages de chignons autour des cercueils, les règlements de compte à coup de maillet sur les dalles de marbre, les manies des légistes, jusqu’à la qualité des sucreries partagées sur les tombes pour commémorer une disparition. La galerie de portraits, grotesques ou attachants, juste esquissés, brosse le ridicule de la condition humaine, “la variété des enfers, l’éventail des folies. N’existait qu’une seule aristocratie, personnelle, imprévisible, qui ne dépend ni de la classe sociale, ni de la fortune, celle des gens qui conservent une dignité et certaines valeurs – fermeté, noblesse, fierté et sensibilité – même dans les pires situations”.

 

 

 

 

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