Witold Gombrowicz – Spiritus démentiel

 

Cosmos

Roman de Witold Gombrowicz

Traduction Georges Sédir

Collection « Les Lettres nouvelles » / Éditions Denoël, 1966, 192 p.

Prix international de Littérature (1967)

 

« Il existe aussi des romans d’un autre genre, de faux romans comme ceux de Gombrowicz, qui sont des sortes de machines infernales. Gombrowicz a construit des objets qui se détruisent dans l’acte même de leur construction »

Jean-Paul Sartre, Le Nouvel Observateur, n° 272, 27 janvier 1970

 

C’est une farce hénaurme, un écrit absurde, une réflexion existentielle ou métaphysique, le délire d’un mental en suractivité, un sous-texte érotique planqué derrière un pseudo-roman policier, la logorrhée d’un fou, une charge sauvage à l’odeur de soufre contre la petite bourgeoisie polonaise, mais surtout le besoin des hommes de déchiffrer le monde pour contrer la peur panique de la viduité.

Faut-il donc que les deux jeunes locataires de la modeste pension Wojtys s’ennuient à cent sous de l’heure pour voir du bizarre partout, surtout là où il n’est pas. Quand la réalité environnante est contaminée par une possibilité de significations multiples, on peut vite prendre des faits distincts et isolés pour une évidence ordonnée et logique. Witold, le narrateur, et son acolyte Fuchs, associent une série d’évènements anodins jusqu’à se persuader qu’ils résonnent entre eux et font sens : un moineau pendu, un poulet pendu, des flèches gravées dans un plafond qui mènent à un bout de bois pendu à un fil, un timon déplacé pointant vers la chambre d’une domestique disgracieuse, ne peuvent être le fruit du hasard, et si un chat doit lui aussi être pendu pour donner un peu de consistance aux élucubrations, on ne s’en prive pas. Witold, grand frustré sexuel, fantasme sur Léna, la fille de maison, plus particulièrement sur ses mains et sa bouche virginale. La cavité buccale de la bonne, déformée quant à elle par un accident, perturbe suffisamment le jeune homme pour qu’il oppose puis lie les deux lèvres des orifices masticatoires de chacune, dans une vision tordue et capillotractée : « la lèvre et le bout de bois, tout comme la lèvre et le moineau, semblaient à première vue apparentées, ne fût-ce que par le caractère si insolite de cette lèvre… ces parentés, ces associations, s’ouvraient devant moi comme un trou sombre mais attirant… analogie mince, fantasque, mais il s’agissait en fait d’un rapport en lui-même, base d’un certain ordre. »

La banalité du lieu et des personnages de la pension sert de décor à une enquête à la fois loufoque et pathétique, où l’attention aux détails les plus triviaux et l’interprétation biaisée pour nourrir une problématique vide tournent à l’idée fixe malsaine. Witold et Fuchs suivent un fil imaginaire, créé à partir d’indices supposés, comme une chaîne de contamination déboucherait sur un égrégore : le psychisme perturbé des deux garçons – le premier s’oppose à sa famille, le second à son chef de service – a donné vie et signification à un épiphénomène – la pendaison d’un moineau – devenu obsession. Mais par une pirouette ultime de l’auteur, lors d’une excursion en montagne, le mari de Léna finit la ceinture au cou, bel et bien suspendu à un arbre. La fixette de Witold et Fuchs était-elle si démente que cela, ou ont-ils créé une réalité en voyant des pendaisons criminelles partout ?

Les deux garçons n’ont pas tant été piégés dans leurs associations farfelues pour mettre un ordre illusoire dans le chaos, ils ont peut-être perçu des échos très subtils, des vibrations légères qui se répondent et rendent toutes les éventualités envisageables : ils se sont ouverts à un champ des possibles illimités. En bref, le monde selon Gombrowicz n’a de sens que celui qu’on lui prête et qu’on finit par matérialiser. Le magma originel, le cosmos vertigineux, la confusion des évènements restent incompréhensibles tant qu’on ne combine pas des faits entre eux, qu’on ne construit pas un pont reliant le tout : « accumulation, tourbillon, confusion… c’était trop, pression, poussée, mouvement, entassements, renversements, mêlée générale, mastodontes qui s’étalaient et qui se décomposaient en milliers des détails en un chaos maladroit, et, soudain, tous ces détails se rassemblaient de nouveau dans une structure majestueuse. »

Witold Gombrowicz ne fait pas de ce « traité de la réalité » un roman pontifiant, assommant ou abscons. Fragments de phrases, rythme impétueux, énergie pulsionnelle, débit saccadé, ça bouillonne et ça jaillit, c’est drôle et facétieux, et si pertinent soudain quand l’auteur creuse l’inconscient et la toute-puissance du désir. Ainsi, Witold ne comprend pas vraiment pourquoi il se focalise sur les bouches de la domestique et de la belle Léna, et sur les goûts les plus secrets de la jeune femme ; il ne saisit pas non plus tous les doubles sens sexuels qui émaillent ses élucubrations ni la violence de ses instincts muselés. Ce désordre intime trouvera un apaisement dans la seconde partie du roman, où il affrontera plus roué, plus averti, plus éveillé que lui, Léon, le père de Léna. Les deux hommes ont en commun un goût bien caché pour les plaisirs solitaires, « les péchés glissants et humides », alimentés par une imagination débordante dans le puritanisme d’une société hypocrite. Léon, qui manie aussi néologismes et jeux de langage avec délectation, va pousser le plus jeune à se découvrir, à parler, à admettre qui il est : comprendre ses désirs en associant des mots et des images (vous avez dit psychanalyse ?) pour les assouvir ensuite librement, c’est aussi mettre de l’ordre dans sa propre confusion mentale, – même si glisser ses doigts entre les mâchoires contractées d’un pendu dans un substitut de coït nécrophile reste un brin pervers…

Compréhension de notre univers et de nous-même, Cosmos est aussi certainement l’expression de l’infortune de l’écrivain, toujours sollicité, toujours aux aguets, en éveil devant la masse de perceptions, d’émotions, de mots qui s’imposent à lui et qu’il doit ré-ordonner. L’écriture, pour apaiser le mental sur-actif, le trop plein de sensations, les angoisses, intégrer les joies extrêmes et les peines insondables : un “roman” qui n’a rien perdu de sa pertinence.

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