Le seul héritage (Η μόνη κληρονομιά – 1974)
Recueil de nouvelles de Yórgos Ioánnou*
Traduction Ismini Vlavianou
Éditions La Différence
Certains écrivains sont un peu bancals, jetés entre deux mondes, deux cultures, deux langues, bercés de récits d’une terre perdue et d’un insupportable exil. Né en 1927 à Thessalonique, héritier d’une famille chassée de Thrace orientale, Yórgos Ioánnou grandit au milieu des déracinés sans le sou, encaisse la Deuxième Guerre mondiale, l’Occupation, enfin une guerre civile. D’aucuns pourraient en sortir brisés, déséquilibrés ou enragés, on peut aussi vouloir remettre de l’ordre dans tout ce chaos par l’écriture. Mais entrer dans l’univers de Yórgos Ioánnou n’est pas chose aisée ; l’auteur mêle ses souvenirs, l’intime, avec la mémoire collective, les transformations d’une grande cité bigarrée, les bouleversements politiques. Yórgos Ioánnou se raconte sur quarante ans d’histoire de la Grèce du Nord, certainement lisibles pour ses contemporains, mais beaucoup plus confus pour des lecteurs du XXIème siècle, très moyennement au parfum des échanges de populations, des jeux de pouvoir, des alliances, des luttes internes, de la géographie même de la région.
C’est donc ici que, normalement, on compte sur le traducteur (et l’éditeur) pour nous déblayer le chemin, décoder les sous-entendus, décrypter les ellipses, expliciter les raccourcis, bref nous rendre le texte intelligible, surtout lorsque le style même de l’écrivain, ses techniques de narration, brillent déjà par leur complexité. Peine perdue, la traduction est stupéfiante d’insuffisance. Être traducteur est un métier ; c’est être un passeur, un éclaireur, c’est aussi et surtout maîtriser suffisamment sa propre langue pour y verser un rythme, un mouvement, un balancement, une musique venue d’ailleurs qu’il faut transposer. Or, cette traduction pèche par manque de rigueur, de cap, de tension, de choix forts assumés, pour former un tout cohérent. J’ai certes un petit niveau de grec moderne mais je suis malgré tout capable d’entendre quand le changement de langue « coince » et qu’il manque d’harmonie. Yórgos Ioánnou écrit court, son émotion est sèche, ses chutes sont vertigineuses, ses non-dits sont assourdissants. La partition au cordeau, dégraissée, aride, émaciée, que l’on perçoit de très loin, est devenue un brouet mollasson et discordant. Quant aux notes, elles sont répétitives, incomplètes souvent, inutiles pour beaucoup et inexistantes quand il le faudrait. Aucune introduction historique, de mise en situation, de chronologie, on jongle entre le livre et les recherches sur internet pour y voir plus clair – quand on ne dérange pas carrément ses copines profs de Grec pour éclairer de leurs compétences les vides de l’édition.
Et le texte dans tout cela ? Il y a de sacrées belles choses, en dépit de ces nombreuses réserves sur la traduction. Yórgos Ioánnou manie avec virtuosité une narration tordue, brisée, qui fonctionne par association d’idées. Les nouvelles n’ont pas de structure bien définie, elles avancent en zigzag selon un enchaînement souvent surprenant et bien malin le lecteur qui devine où la plume vagabonde de l’auteur va le mener ; Ioánnou passe son temps à rebondir sur un mot, une image, qui nous entraîne bien loin de notre point de départ avant de nous y ramener sans en avoir l’air, comme une boucle qui aurait pris bien des chemins obliques.
Même si les nouvelles font écho à tous les drames qui ont ébranlé ses jeunes années, Yórgos Ioánnou s’interdit tout débordement, bride son affectif et préfère jouer d’une certaine économie de moyens ; là où Cosmas Polìtis** faisait revivre Smyrne avec lyrisme, chaleur et émotion, Ioánnou manie l’ironie, voire le grincement, pour relater de minuscules incidents de la vie quotidienne, des souvenirs bruts, isolés dans quelques pages, qui prennent pourtant une sacrée résonnance. Á partir du récit tout simple de quatre visites d’une vieille femme en noir sur le seuil de sa maison, venue à quelques années d’écart boire l’eau de son puits, l’auteur nous parle des déracinés des deux camps, de cette douleur et de cette nostalgie qui ne peuvent s’atténuer avec le temps, de la destruction de Thessalonique sous les bombes, du monde moderne qui ne veut plus rien savoir de ce passé qui saigne encore et que l’on enfouit sous le béton de la reconstruction ; rares sont les écrivains capables d’être puissants avec de la retenue.
Enfin, il y a un joyau dans ces nouvelles des années sombres parcourues de combats, d’humiliations, de violence, de destruction, une ode magnifique dédiée à cette ville du Nord. Certes, en 1974, Thessalonique ne ressemble plus à la cité cosmopolite accueillante pour tous les réfugiés ; la guerre, l’urbanisation débridée, la spéculation immobilière, la destruction programmée des quartiers historiques ont profondément transformé l’identité, l’atmosphère de la ville. Thessalonique a perdu sa saveur singulière dans son nouveau décor monochrome aseptisé. Mais il reste une chose, ces brouillards d’hiver qui s’abattent sans prévenir, cette humidité lourde qui noie la laideur nouvelle. Loin de sa ville natale désormais, Ioánnou se souvient de ses promenades qui l’amenaient jusqu’au port, de ses errances parmi les silhouettes fantômatiques, de ce flou enchanteur qui enveloppait la cité moderne. Et aujourd’hui encore, lorsque ses rêves le ramènent vers Thessalonique, « je pars pour me perdre à nouveau dans les tramways, les lumières et la circulation. Je n’ai à l’esprit que le brouillard et tout ce que j’ai aperçu en lui. Les nuits chargées de brume, je marche longtemps en essayant de m’oublier. »
* Γιώργος Ιωάννου (1927-1985), professeur de grec ancien, écrivain, poète, dramaturge, traducteur, journaliste littéraire et essayiste.
**in Avant que la ville brule
Je vais essayer de le trouver en grec puisque la traduction semble si mauvaise. Si tu veux en apprendre un peu plus sur les luttes qui ont blessé la Grèce du XXe s. je te recommande « La vie volée » de Aris Fanikinos. Je suis en train de le relire et je mettrai certainement un post d’ici quelques jours.