Au revoir là-haut

Roman de Pierre Lemaitre

Éditions Albin Michel, 2013

Evit ma zad…

Écrire sur la Grande Guerre aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, m’apparaît comme l’exercice de style hasardeux par excellence, glissant et presque inutile ; passer après Céline, Remarque, Cendrars, les crayons de Tardi, la caméra de Kubrick, tient de la bravade ou de l’inconscience. Que dire de plus, que faire de mieux ? Pierre Lemaitre n’est visiblement pas refroidi par ces précédents et plonge à son tour dans l’effroyable et inutile boucherie, avec une certaine crânerie et une distance presque incongrue. La quatrième de couv’ nous parle d’une « fresque d’une rare cruauté… grand roman de l’après-guerre… de l’illusion de l’Armistice …la grande tragédie d’une génération perdue… deux rescapés des tranchées réalisent une escroquerie aussi spectaculaire qu’amorale… » Ah ben oui, mais non. On part pour Les Sentiers de la Gloire (les 149 premières pages, absolument remarquables) et on se retrouve avec un roman bancal qui tire à la ligne !

Le romancier adopte le même postulat de départ que le cinéaste anglais, « le véritable danger pour le militaire, ce n’est pas l’ennemi, mais la hiérarchie ». Le galonné de service répond ici au nom d’Aulnay-Pradelle, fin de race rincé à l’unique obsession, regagner urgemment son rang, sa classe et ses privilèges. Sortir des tranchées avec un grade de Capitaine serait un marchepied bien venu mais urgent : nous sommes le 02 novembre 1918,  et « visiblement, la perspective d’un Armistice lui mettait le moral à zéro, le coupait dans son élan patriotique. L’idée de la fin de la guerre, le lieutenant Pradelle, ça le tuait ». Alors qu’importe s’il faut sacrifier deux poilus, leur tirer dans le dos en accusant les boches, du moment que les gars foncent tête la première sur les lignes ennemies pour venger leurs camarades, et reprendre la côte 113 dans un dernier coup d’éclat.  « En fait, c’est peut-être un effet pervers de l’annonce d’un Armistice. Ils en ont subi tant et tant que voir cette guerre se terminer comme ça, avec autant de copains morts et autant d’ennemis vivants, on a presque envie d’un massacre, d’en finir une fois pour toutes. On saignerait n’importe qui. » Quant à enterrer vivant dans un trou d’obus le jeune soldat Albert Maillard, trop curieux de ces deux morts frelatés, pas de quoi lui faire lever le sourcil, à l’aristo retors. Albert en ressort pourtant sur ses deux jambes, déterré à mains nues par un autre soldat, un fils de grand bourgeois, artiste de son état, Édouard Péricourt. Mais attaquer le Jour des morts a un prix : rasé de trop près par le tranchant d’un morceau d’obus fulgurant, Péricourt y laisse la moitié de son visage, « en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide. »

Démobilisés, les trois hommes retournent lentement à la vie civile et le roman historique fait place au roman de la lutte des classes. Les gradés sont accueillis avec les honneurs, pendant que la piétaille encombre, car les vrais héros ne peuvent être que des morts ; revenir plus ou moins vivant, mutilé, défiguré c’est revenir paria. Alors mieux vaut remiser dans le tiroir ses galons de vainqueurs, accepter les emplois de dératiseur, de liftier ou d’homme-sandwich sur les boulevards et ne pas trop la ramener : « si même les survivants n’ont plus d’autre ambition que de mourir, quel gâchis… » Le temps n’est déjà plus à « la dette d’honneur et de reconnaissance vis-à-vis de ces chers poilus », mais à celle des commémorations, donc de l’oubli car les Années Folles sont déjà là.

Et c’est à ce moment précis que le livre pour moi trébuche ; nous suivons en parallèle deux escroqueries imaginées l’une, par le rupin Pradelle, et l’autre, par les deux laissés pour compte, la gueule cassée Péricourt et le petit employé sans-le-sou, Maillard. D’abord ferrailleur opportuniste dans la revente des stocks militaires, le Capitaine envisage ensuite l’arnaque au niveau national, lors du regroupement en vastes nécropoles des charniers improvisés durant la guerre ; exhumer, identifier, transporter, inhumer définitivement, dans un beau cercueil, en margeant au maximum sur les contrats passés avec l’État. Pour la vaste entreprise patriotique et morale, on repassera ! Dans des cercueils d’une mètre trente, « on tasse les cadavres, on brise des nuques, on scie les pieds, on casse les chevilles », « comme une simple marchandise tronçonnable », on déverse le surplus d’ossements dans des cercueils poubelles anonymes, on rafle les bijoux, l’or, les dentiers, sous les croix blanches dorment des soldats aux identités douteuses, dont on ne sait plus trop bien la nationalité. Les discours de ce « mercanti de la mort », de ce spéculateur amoral sont aussi nauséabonds que les charognes qu’il déterre. On reste sidéré devant ce niveau de cynisme, cette cruauté que la soif inextinguible de réussite exacerbe. Pierre Lemaitre excelle à ce petit jeu des phrases mordantes, des formules lapidaires qui fusent comme des balles, de l’ironie qui cisaille sa prose fulgurante. La narration est ici rapide, dynamique, haletante, pleine de virgules pour respirer un peu dans ce cloaque.

Á l’opposé, il y a l’arnaque des deux réprouvés, qui ne pèse pas lourd face à la barbarie du Capitaine Pradelle : la vente de monuments aux morts fictifs sur catalogue suivi de la fuite avec la caisse. La tension, le rythme du roman s’épuisent à chaque chapitre consacré à ce petit commerce pas très reluisant et l’on s’ennuie ferme. Maillard n’est après tout qu’un comptable craintif et trop sensible, sans envergure, incolore dans cet après-guerre féroce. Avec son complice Édouard Péricourt, le lecteur sombre dans un burlesque de mauvais goût qui ôte au personnage toute crédibilité. Nul désir de vengeance, de rendre coup pour coup aux responsables de sa mutilation, non, « il voulait vivre une euphorie, la volupté d’une provocation inouïe ». Péricourt passe ses journées à dessiner, à alterner opium et héroïne, à fréquenter le Lutetia, à se confectionner des masques les plus excentriques qui soient, à grand renfort de plumes et de paillettes, et à escroquer les familles de victimes en mal de tombeau pour la mémoire de leur fils. Difficile de faire plus antipathique. On verse carrément dans le ridicule lors de sa dernière apparition, affublé de sa veste coloniale, avec dans le dos des ailes d’ange faites de plumeaux. Ce mélange des genres corrompt toute l’émotion qui aurait plus naître du roman : l’humour noir, le persifflage, la dérision caustique, oui ; les personnages clownesques et caricaturaux peints à la truelle, non. Commencé sous les meilleurs auspices, le roman ne tient pas la distance et s’enlise, le tableau sociologique prend l’eau, le phrasé s’alourdit progressivement de formules maladroitement campées qui écorchent l’oreille par leur fausseté, les personnages se parodient, l’ultime chapitre laborieux ayant tout d’un outrage à des espoirs que l’on estimait légitimes.