Le Vagabond de Tokyo – Western Wasabi

 

 

Le Vagabond de Tokyo (Tōkyō nagaremono) – 1966

Film de Seijun Suzuki (1923-2017)

 

 

Mais d’où sort ce Seijun Suzuki, réalisateur japonais connu seulement de quelques initiés, dont six films sont actuellement visibles pour saluer son centenaire ? Ignoré en Europe, de grands noms du cinéma se réclament pourtant de son cinéma affranchi des codes, de son style irrévérencieux et insolent ; Quentin Tarantino, Jim Jarmusch, Wong Kar-Wai, entre autres, reconnaissent ce qu’ils doivent à ce cinéaste iconoclaste, qui fut jeté de sa maison de production pour rébellion permanente contre les standards imposés du système. Il faut souligner d’ailleurs une certaine cohérence dans l’incohérence chez Suzuki, dont le parcours s’apparente aux ricochets sans fin d’un looser magnifique, balloté par des évènements qui le dépassent.

Vu de loin, le réalisateur semble devoir sa carrière à une déveine collante ; refusé dans toutes les écoles de commerce du pays (ses parents sont négociants), la Marine impériale l’enrôle sans lui demander son avis à l’âge de vingt ans. La faucheuse passant très près par deux fois, il gardera de ses années de guerre un rejet viscéral de la violence qu’il juge « grotesque et absurde ». Démobilisé, il est de nouveau recalé à l’Université de Tokyo. Sans ambition ni objectifs, il intègre une académie de cinéma, traîne dans les studios avec un vague titre d’assistant-réalisateur avant d’être embauché à la Nikkatsu. Pas de quoi pavoiser puisqu’on lui demande de produire des séries B à la chaîne, films très calibrés à petit budget, où il ne décide ni des scénarios ni des acteurs. Seijun Suzuki remplit d’abord consciencieusement le cahier des charges, tourne quatre à cinq polars par an, immuables variations de films consacrés à l’univers des yakuzas. Suzuki se révélant rentable, la Nikkatsu lui lâche la bride. Le réalisateur s’engouffre dans la brèche pour progressivement trouver son style et prendre la tangente loin du modèle imposé. Le prix en sera exorbitant ; il sera licencié comme un malpropre en 1968, après dix ans de bons et – presque -, loyaux services

Le Vagabond de Tokyo fait partie de ses derniers films tournés pour la Nikkatsu ; Seijun Suzuki a commencé son travail de sape depuis trois ans et prend de plus en plus de liberté avec la ligne du studio, à la fois dans le fond et la forme de ses réalisations. Il n’a gardé du scénario original qu’un vague liseré directeur, sabre dans les dialogues, et accélère le rythme pour donner libre cours à son inventivité loufoque et débridée. On suit les errances de Tetsu, jeune yakuza défroqué depuis que le chef vieillissant de son clan tokyoïte s’essaie à la respectabilité après avoir mis fin à ses activités criminelles. Le clan rival, qui a tenté sans succès de recruter Tetsu, décide de s’attaquer au vieux yakuza rangé des voitures, jusqu’à déclencher une recrudescence de violence entre les gangs du pays. Par fidélité envers son boss et pour ramener la paix, Tetsu quitte Tokyo et devient un affranchi, un vagabond, un poor lansome young boy, long way from home.

L’histoire, plutôt simplette et parfois même incohérente, n’est qu’un prétexte aux expérimentations visuelles de Suzuki et à son humour déroutant. Toutes les caractéristiques des personnages emblématiques des polars – le bon, les brutes et les truands -, sont exagérées jusqu’à la caricature et passées à la sauce made in japan. Les yakuzas portent des noms invraisemblables (le Phénix, la Vipère, l’Étoile filante), une terreur légendaire du milieu tire les cartes comme une diseuse de bonne aventure, les gangs s’affrontent à coup de pistolets mais aussi de sabres et de bâtons, les duels au revolver n’obéissent à aucune logique mais sont savamment chorégraphiés. Seijun Suzuki martèle que le cinéma est avant tout une suite d’images, d’effets, de rythmes, de contrastes et d’audace. Qu’importe l’intrigue, pourvu que règnent le kitsch, l’artifice des décors, les couleurs flashy et les rengaines sirupeuses. On frôle parfois le mauvais goût avec des saturations d’aplats rouges ou jaunes sur fond blanc, une surcharge de teintes acides, dans un arrière-fond de comédie musicale un peu cheap où le budget trop serré se voit à l’écran. Mais l’enchaînement des trouvailles visuelles, des plans sidérants, de gags parfois aussi, et de moments de pure poésie visuelle compense largement le goût de Suzuki pour le Pop trop sucré.

Le réalisateur revisite le film noir au vitriol très corrosif ; la violence est stylisée, aseptisée, vidée de sa substance, raillée par un Suzuki qui l’a trop expérimentée pendant la guerre pour se bercer d’illusions. Les grands mots, les codes d’honneur, la parole donnée, la société hiérarchisée et très conservatrice n’ont plus lieu d’être et méritent d’être piétinés. Son héros, le jeune Tetsu, verra se déconstruire avec mélancolie le mythe du lien particulier, presque filial, qui l’unissait au vieux yakuza. Nulle aura romanesque pour nimber les truands, Seijun Suzuki pointe leur lâcheté, leur déshonneur, leur médiocrité, le cerveau aussi vide que les rues ou les docks de Tokyo, immanquablement déserts.

La foule se presse dans des lieux clos, des clubs, des dancings, des bars louches aux allures de saloons, calqués sur une culture qui n’a plus rien de japonaise. Suzuki force le trait de cette décadence et jubile de traîner les yakuzas dans la boue. Et dans la neige aussi, quand il faut en sauver un. Tetsu et sa grandeur d’âme – il renoncera à l’amour d’une jolie chanteuse pour partir seul, loin de sa vie de gangster, – s’incarnent dans des plans monochromes, blancs, purs. Son élégance morale, – il s’annonce toujours en sifflotant une mélodie douce avant de vider son chargeur -, répond à ses impeccables costumes clairs immaculés, même après la plus débridée des castagnes ; le jeune homme tue par nécessité, pour sauver sa peau, jamais par vice.

Le Vagabond de Tokyo est un film déroutant mais si inventif qu’il donne envie de plonger dans la filmographie de cet électron dissident du cinéma japonais. Au-delà de sa propension à l’irrévérence et de son inventivité tumultueuse, reste cependant un arrière-goût sombre, voire même un peu nihiliste. Pas étonnant donc qu’il soit allé au bout de sa démarche de créateur en se mettant à dos son propre commanditaire. Mais en inspirant deux générations de réalisateurs, Seijun Suzuki mérite son titre de cinéaste avant-gardiste, tranchant et libre.

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