Le Turquetto

Editions Actes Sud, 2011, Prix Jean Giono 2011

Les romanciers sont des gens vernis : libre à eux de tordre l’Histoire, de déformer, d’imaginer, d’affabuler pour en faire sortir une vérité plus juste. S’appuyant sur l’analyse d’une anomalie chromatique de la signature d’une toile attribuée au Titien (L’homme aux gants), effectuée par le musée d’Art et d’Histoire de Genève, Metin Arditi bâtit la vie imaginaire d’un peintre du XVIème siècle, qui en aurait la paternité véritable. Élève du maître de l’École vénitienne, ce « Turquetto » aurait régné sur la Sérénissime durant de longues années, admiré « pour sa fusion miraculeuse du disegno et du colorito, de la précision florentine et de la douceur vénitienne ».

Si ce tableau était son unique chef-d’œuvre parvenu jusqu’à nous, le reste de son travail n’aurait pu seulement être dispersé, mais certainement et sciemment détruit, brûlé, dans un autodafé absolu. Or, si l’on est un contemporain du Titien dans la Repubblica di Venezia, quelles peuvent-être les causes de ce brasier dévastateur ? L’hérésie, le blasphème, la profanation d’un lieu saint, décrétés par la toute puissance d’un Inquisiteur au tribunal du Saint-Office.  Car il vaut mieux cacher ses origines dans une ville où les Juifs sont déjà parqués dans un ghetto, soumis à diverses interdictions qui font de leur vie une réclusion forcée et où ils doivent porter un béret jaune comme signe distinctif. Alors, si l’on se décrète chrétien pour exercer son art et couvrir les églises de peintures mais que cette dissimulation est découverte, c’est la mort par pendaison, et les flammes pour les œuvres sacrilèges.

 Metin Arditi fait naître son héros dans la ville de Constantinople en 1519, fils de Juifs espagnols chassés de Grenade, réfugiés tolérés mais citoyens de troisième ordre, pauvres et méprisés par le pouvoir qui les limite aux basses œuvres. Si les humbles, quelle que soit leur religion, cohabitent plutôt harmonieusement dans cette ville cosmopolite, les minorités se savent en sursis : on les tolère, c’est tout. « Si demain les Turcs viennent habiter dans ce quartier, nous serons déplacés, d’un jour à l’autre comme un troupeau ! Grecs, Juifs, Arméniens, ils nous chasseront tous ». Le petit Élie, fils d’un sous-fifre d’un marchand d’esclaves, grandit au milieu des trois cultes et apprend de chacun : le dessin avec les orthodoxes, la calligraphie avec un musulman soufi, et le détail de l’anatomie des belles captives promises au Vizir, raptées avec violence dans leurs pays lointains. La cruauté n’a jamais empêché de dormir les plus fervents dévots qui soient.

Devenu orphelin, Élie, sous un nom grec, quitte Constantinople pour Venise, où il est possible de vivre de son art, ce que sa religion lui interdit. Toutefois, il n’a pas retenu les paroles prophétiques de son père : « les convertis croient qu’ils sont sauvés… Mais un Juif reste un Juif…s’il l’oublie, un chrétien le lui rappellera très vite… ». Ses origines inavouables, révélées devant tous les Grands de Venise, lors de la présentation de ce qui devait être son chef-d’œuvre, une Cène commandée par une Scuola Grande, auront raison de lui. Élie échappera à la peine capitale grâce aux stratagèmes du Nonce,  hostile à la lecture dévoyée des Évangiles par une Église impitoyable, qui ne sait que punir et non accueillir la beauté.

Le roman historique sert ainsi d’agréable prétexte à souligner les contradictions des religions, toutes autant aussi intolérantes, rigides, exclusives et féroces, dès que des hommes de pouvoir les utilisent pour asseoir leur autorité et garder les peuples sous le joug. Mais il interroge également sur ce que sont les origines, les choix qui seraient la marque de notre libre-arbitre alors qu’ils ne sont que le fruit de notre inconscient : le jour de son triomphe, Élie signe lui-même son arrêt de mort et cèle son destin.