La Lettre à Helga

Roman de Bergsveinn Birgisson

Éditions Zulma, 2013 – Traduction : Catherine Eyjolfsson

 

« Peut-être en est-il ainsi, que l’attirance sans cesse refoulée dans le cœur d’un homme éclate au grand jour, face à la mort ». Il aura fallu en effet attendre le crépuscule de sa vie pour que Bjarni Gislason répande son cœur et ses trippes sur des feuilles de papier, répondant enfin à la lettre du seul amour de sa vie, laissée trop longtemps sans réponse. Unique et ultime déclaration d’un vieillard à celle qui n’est plus là, cette Lettre à Helga de 131 pages nous transporte dans une Islande rurale aujourd’hui disparue, terre hostile et ingrate, mais riche de coutumes ancestrales et de légendes. « Habitués à l’isolement, les gens des péninsules ont les sens plus développés que les autres ». Ce thème de la sensation intense, de la perception aigüe, du ressenti à vif traverse le roman de part en part, comme une ligne à haute tension qui crépite sous la neige. Les températures extrêmes, la violence des éléments, des sentiments, des non-dits, le poids des traditions, le fardeau des faux-semblants, exacerbent les comportements et transfigurent une brève rencontre adultère en poignante histoire d’amour.

Bjarni Gislason est un homme simple et droit, pétri de sa terre natale, occupé par sa ferme, son élevage de moutons, la pêche dans les fjords, les concours agricoles, le rythme des saisons. Affublé d’une épouse charcutée par des médecins ignorants qui l’ont rendue stérile et acrimonieuse, il oublie durant quelques mois la dureté de son existence entre les bras de sa belle voisine Helga. Bonheur de très courte durée. Les deux amants liés par une frénétique passion physique ont une vision diamétralement opposée de leur avenir en commun et s’égarent, refusant chacun de faire un pas. Durant de longues années, Bjarni se consume intérieurement pour son Helga perdue, trébuchant, sombrant, flirtant avec le point de non retour, dissimulant une intolérable souffrance, apaisée enfin par cette lettre à l’absente.

Pas de lyrisme, de romantisme échevelé ou de sentimentalisme humide, juste les mots dépouillés et humbles d’un homme qui a vu le bonheur passé pas très loin. « Si la vie est quelque part, ce doit être dans les fentes… car toutes ces lézardes, ces interstices laissent passer le soleil et la vie. » Cette vitalité, cette énergie, puisées au cœur d’un espace encore indompté donnent aux mots de Bjarni une sauvagerie animale très voluptueuse : le corps d’Helga l’entraîne sans cesse vers ce qui l’émeut le plus dans la nature : il pétrit les rondeurs de sa belle comme il palpe ses brebis, les courbes des collines le ramènent à d’autres plénitudes caressées dans le foin de la grange, et seule la mer déferlante peut être aussi belle que les frémissements qu’il perçoit sous la peau blanche d’Helga. Évidemment, Bjarni n’est pas poète et ses métaphores charnelles rappellent ses préoccupations d’homme de la terre : « Mais moi, je dépendais de toi, je l’ai compris là, à te voir dressée dans la lumière de la lucarne, blanche comme la femelle du saumon tout juste arrivée sur les hauts-fonds, embaumant l’urine et les feuilles de tabac…te voir nue dans les rayons de soleil était revigorant comme la vision d’une fleur sur un escarpement rocheux. Je ne connais rien qui puisse égaler la beauté de ce spectacle. La seule chose qui me vienne à l’esprit est l’arrivée de mon tracteur. Tu vois comme ma pensée rase les mottes ? ».

Bjarni prend souvent la tangente dans son récit et s’égare sur des sentiers qui ont fait de lui ce qu’il est : un homme fier de ses racines, attaché à la sagesse des anciens et à leurs pratiques séculaires, respectueux du travail de ses mains, en osmose avec une nature qu’il a appris à déchiffrer. Au-delà de la lettre à sa douce, c’est bien sur le sens de sa vie que s’interroge le vieil homme, satisfait au fond d’être resté sourd à l’appel de la ville et de son mode de vie avarié : « J’ai senti la puissance des bêtes m’envelopper et me revigorer… j’ai senti les forces mystérieuses de l’existence au cœur des buttes et aux endroits ensorcelés, j’ai effarouché les génies tutélaires, j’ai entrevu les lumières d’il y a longtemps… j’ai perçu l’angoisse du feuillage aux éclipses de lune, j’ai entendu le ruisseau chuchoter qu’il est éternel ».

Cette lettre resplendit enfin d’un amour fou pour une femme qu’il n’a pas su/voulu retenir, trop attaché à ses habitudes et trop égoïste pour prendre soin d’elle au quotidien. C’est bien tard qu’il réalise son erreur et mesure tout ce qu’il n’a su lui donner, dans des phrases magnifiques de sincérité et de mélancolie : « J’étais là debout, tel un pieu en bois d’épave battu par les vents… n’est-ce pas ce qu’on devient, à côté de celle qu’on désire le plus, Helga ma Belle, un vieux tronc de bois flotté qui se dérobe au grand amour ? … Alors je me suis mis à pleurer, vieillard sénile que je suis, échoué entre les deux Mamelons d’Helga, et je compris que le mal, dans cette vie, ce n’étaient pas les échardes acérées qui vous piquent et vous blessent, mais le doux appel de l’amour auquel on a  fait la sourde oreille ».