Iota Ioannidou – Pain amer

 

Exils (Σοχούμ – 2017)

Roman de Iota Ioannidou

Traduction Simone Taillefer

Éditions Monemvassia, 2019

 

Une intense nostalgie douce-amère baigne ce premier roman. S’il semble évident que la romancière prend appui sur son histoire familiale, c’est avec délicatesse qu’elle nous entraîne sur les pas de ses grands-parents, couple de paysans grecs pontiques, expulsés de Géorgie vers la Grèce en 1938. Installés depuis l’Antiquité sur les rives Sud du Pont-Euxin (l’actuelle Mer Noire), chassés, au mieux, massacrés, au pire, par les Turcs, réfugiés dans l’Empire soviétique voisin, mais déportés en Sibérie quand ils refusent de s’engager dans l’Armée rouge, méprisés dans leur mère-patrie où les Soviétiques finissent par les renvoyer, migrants économiques enfin aux États-Unis ou en Australie, ces Pontiques portent sur leurs frêles épaules le poids de la grande histoire qui les a ballottés d’une terre à une autre. Parlant un dialecte à la phonétique particulière et à l’accent très prononcé, incompréhensible pour un résident d’Athènes ou de Thessalonique, ces Grecs d’un troisième ordre ont dû s’échiner durant des décennies pour re-trouver une place sur leur sol originel, en fait inconnu.

Léontis, sa femme Panaïla et leurs deux jeunes enfants ont quarante-huit heures pour quitter leur village de Soukhoumi en Géorgie, lorsque le jeune père de famille refuse de porter l’uniforme russe. Ce premier déracinement les emmène au Pirée, parqués dans des baraquements de fortune où l’on tient à peine debout, sous le regard hostile des locaux qui ont déjà « accueilli » un million et demi de réfugiés grecs expatriés d’Asie Mineure. Ces déracinés méprisés débarquent dans une ville gangrenée par une extrême misère : « ils appartenaient à une autre engeance. Pire. Des rebuts d’une autre patrie. Pas dignes qu’on les regarde. Encore moins qu’on leur parle. » Faute de travail, ils sont « déplacés » en Macédoine, pour s’échiner sur les terres agricoles de riches propriétaires. Nourriture à peine suffisante, labeur épuisant, mêmes regards haineux et inhospitaliers, c’est surtout la mort d’un nourrisson et le refus d’un pope du coin de le bénir qui poussent Léontis et Panaïla à reprendre la route. C’est au pied du mont Olympe que leur maigre baluchon est déposé pour la dernière fois ; cette terre est enfin la bonne pour reconstruire un foyer et tenter de se reconstruire tout court. Avec l’aide de la famille, au sens large, en acceptant les deuils et les injustices pour mieux les dépasser, la reconquête de l’estime de soi peut se mettre en marche, avec, au bout du chemin, la dignité et la liberté retrouvées.

Exils n’est pas toutefois exempt de faiblesses : redites, longueurs, lieux communs. Certains passages néanmoins, où la vie transpire enfin dans cet océan d’épreuves et de chagrins – scènes de danse lors des mariages, scènes de communion avec la nature dans les forêts de la Grèce du Nord –, apportent un peu de souffle à la tonalité plombante du roman.

Iota Ioannidou choisit, non pas de suivre au plus près les évènements historiques, ou de s’arrêter sur les causes politiques des errances répétées de ses personnages, mais de mesurer la dureté de l’exil au cœur d’une famille ; les séparations d’avec le reste du clan, l’isolement, le rejet, vont tendre les relations du couple, épaissir les silences, générer violence et incompréhension. La survie au quotidien ne laisse aucune place à l’écoute, à l’échange, à l’autre. La jeune mère, très choyée durant une enfance protégée, se prend en pleine figure des épreuves et des responsabilités pour lesquelles elle n’est pas armée. On la voit se durcir, se fermer, rejeter un homme qu’elle tient pour responsable d’une vie qui n’en est pas une : « ce mari farouche reste un étranger. Nos sangs ne s’accordent pas. Mais on ne peut vivre séparés. Pourquoi avoir fait des enfants avec lui, puisqu’on fond je ne supporte pas sa façon d’être ». Panaïla, loin du destin qui semblait devoir être le sien, se sent à l’étroit, piégée. Elle se contente de ne pas se refuser, multiplie les grossesses et les avortements, reste froide et silencieuse, distante avec ses propres enfants, pendant que l’époux délaissé, lui, s’alcoolise. « Pas une minute pour les sentiments, ni pour les pensées. On s’habitue à tout et que de travail ! Elle faisait tout sans rien ressentir. Un corps robuste, énergique, qui travaillait et accouchait ». Des orages, des disputes, des silences de mort pleins de colère ou des mots venimeux, et cette souffrance qu’aucun des deux n’exprime jamais, qu’ils pensent évacuer en hurlant l’un contre l’autre. Il faudra attendre le début de la vieillesse, le départ des enfants, un retour inespéré à Soukhoumi le temps de quatre printemps, pour que le dialogue renaisse et que la douleur enfin s’exprime, dans les larmes et les mots trop longtemps retenus.

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