Inès Léraud – Silence, on tue !

 

Algues vertes, l’histoire interdite

Enquête d’Inès Léraud

Dessins de Pierre Van Hove

Éditions Delcourt

 

Inès Léraud, formée aux documentaires et réalisatrice de reportages axés sur les enjeux écologiques, a quitté Paris en 2015 pour s’installer en Bretagne, et enquêter sur son modèle agricole ; diffusé sur France Culture, son « Journal breton » relatait son quotidien et les problèmes environnementaux de la région. Son immersion dans les Côtes d’Armor lui a permis de mener une longue enquête sur ce que l’on peut appeler un mensonge d’État, un vaste scandale sanitaire, qui perdure depuis cinquante ans ; la prolifération des algues vertes, responsables de la mort d’une quarantaine d’animaux et d’au moins trois personnes.

On sort de cette bande dessinée nauséeux, sidéré et furibard. D’abord parce que la surabondance de vert pas frais, de kaki terreux et de jaune pourri, couleurs choisies par le dessinateur pour illustrer cette vague d’algues putrides et mortifères qui envahit sans trêve les côtes bretonnes, remplit parfaitement son rôle recherché d’émétique. Le lecteur a presque l’impression de respirer de l’hydrogène sulfuré en tournant les pages.

Ensuite, on se demande comment cette marée tueuse, connue depuis 1971 et corrélée avec l’agriculture intensive dès 1977, peut encore être traitée avec inconscience et tartuferie, au mépris des vivants qu’elle a intoxiqués et tués. Plus encore qu’un déni, c’est une omerta qui impose la loi du silence, jusqu’à fabriquer une fiction délirante pour sauver la face : si des animaux et des hommes meurent asphyxiés sur des plages bretonnes, leur santé fragile, leur faible constitution, leur mauvaise hygiène de vie, un choc émotionnel (si, si !), – bref la faute à pas de chance -, en seraient les seuls responsables.  Les émanations délétères des algues vertes en décomposition, conséquences de la présence excessive de nitrates dans les cours d’eau ? La responsabilité de l’agriculture intensive ? De simples élucubrations de journalistes et d’écologistes, ces khmers verts surfant sur les vagues d’angoisse pour entretenir la peur et dénigrer les agriculteurs. Selon les producteurs de porcs, on ferait mieux d’ailleurs d’enquêter sur les lessives des ménagères, certainement plus coupables de cette pollution que les gentils éleveurs de petits cochons roses et dodus. On croit rêver…

Enfin, on tombe de sa chaise, quand on comprend que la préservation du milieu naturel ne pèse toujours pas lourd face aux profits gargantuesques de l’industrie agroalimentaire, protégée par nos politiques, des scientifiques véreux, et le soutien des syndicats d’exploitants agricoles.

Contrairement aux pesticides, invisibles à l’œil nu, la pollution des marées d’algues vertes est flagrante et immédiatement nocive : au mieux, une pestilence méphitique, au pire, l’intoxication, le coma et la mort par dégagement de gaz toxique. Cet ennemi qui se montre et qui prospère sur nos plages, répond parfaitement à un traitement graphique. Les dessins de Pierre van Hove sont frappants, marquants, percutants comme des coups de poings. La longévité de cette dégradation environnementale qui pue et tue, donne un scénario clef en main pour raconter une longue et écœurante histoire de désinformation, de corruption, de copinages, de gros sous sordides ; résultats d’autopsies disparus, prélèvements de laboratoire inutilisables, corps enterrés avant analyses, magistrats mis sous pression, lanceurs d’alerte intimidés, experts décrédibilisés… Et personne pour arrêter la course en avant de l’agriculture intensive conçue pour l’exportation, qui enrichit une poignée d’industriels bretons regroupés en un puissant lobby, vendu au grand capital et très influent dans la sphère politique. Contrairement aux idées reçues, les agriculteurs sont les premières victimes de ces grandes holdings tentaculaires, esclaves d’un système où ils n’ont d’autre choix que d’appliquer une politique productiviste, dont les gains sont captés par les dirigeants de l’agroalimentaire, les banques et la grande distribution.

Le chantage à l’emploi et la préservation du tourisme sont les raisons avancées pour nier ou minimiser ce fléau vert qui tue toute forme de vie dans les estuaires, transformant les zones naturelles en paysages morbides, lieux pourris, figés, funèbres, comme hors du temps. Or, il pourrait en être tout à fait autrement. Il suffirait de renoncer à cette course aux profits douteux, et de permettre aux agriculteurs de trouver des financements citoyens, au service d’une agriculture de proximité raisonnée. Las, pas demain la veille. Il aura fallu neuf ans pour que Thierry Morfoisse, ramasseur d’algues vertes à Binic, mort d’avoir inhalé l’hydrogène sulfuré dégagé par son chargement, soit reconnu victime des marées vertes.

Il y a des jours où j’ai un peu mal à ma Bretagne…

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