Mènis Koumandarèas – Une histoire grise

 

La Verrerie (Βιοτεχνία υαλικών – 1975)

Roman de Mènis Koumandarèas

Traduction revue de Marcel Durand

Quidam Éditeur, 2021

 

Troisième roman de Mènis Koumandarèas qui me passe entre les mains après La Femme du métro et Le Beau Capitaine, La Verrerie restera celui de ma grande rencontre avec l’écrivain grec ; le moment où, au-delà de simples retrouvailles agréables avec une tonalité, un rythme, des nuances devenues familières, a lieu comme un déclic, celui qui vous relie par le cœur à un romancier, pour toujours.

La Verrerie est un des tous premiers romans de Koumandarèas, donc écrit par un homme encore jeune. Pourtant, l’auteur a comme une prescience de ce que peut être une vie ratée, une vie corrodée par des renoncements, des compromis, des humiliations, où l’on dégringole d’échecs en défaites, jusqu’à la débâcle finale. La plume de Koumandarèas n’en profite aucunement pour grincer, ironiser ou railler ses personnages ; elle distille tout au long du roman une mélancolie douce, une vraie tendresse pour des êtres qui s’accrochent comme ils le peuvent à la vie. L’extrême sensibilité du romancier ne se cache pas encore derrière les non-dits, les allusions, une brume savamment distillée. Pour reprendre un lieu commun que l’on accole souvent à Mènis Koumandarèas, La Verrerie est certainement le livre le plus « réaliste » des trois, à la fois cruel et plein d’humanité. Et pour moi, le plus bouleversant.

Contrairement à la Femme du métro et au Beau Capitaine, l’auteur ne dissimule pas ses personnages dans des lieux clos, étouffants, qui les isolent du monde réel. La Verrerie est d’abord un roman urbain, qui vous plonge dans une ville qui ne ressemble pas du tout à la mégalopole touristique actuelle. Le Gazi que nous connaissons n’existe pas encore ; à sa place, l’usine à gaz crache ses fumées irrespirables sur les magasins, les ateliers, les fabriques, les dépôts de matériels divers, qui composent ce quartier pauvre. On suit les protagonistes dans leurs déambulations athéniennes, leurs virées du samedi soir au bord de la mer, les tavernes, les cafés qu’ils fréquentent. Les déplacements en Grèce du Nord, les souvenirs de Patras, les vacances dans les stations balnéaires oxygènent les pages oppressantes que dominent les fours, les cheminées et les réservoirs de l’usine à gaz.

Mais La Verrerie est surtout un magnifique portrait de femme, qui lutte dans la Grèce des Colonels pour sauver le magasin de luminaires hérité de son père. Mariée à un homme vulnérable et dépressif, faussement épaulée par deux parasites inaptes, Béba Tandès se débat pour rester à flots dans le torrent des années de plomb, minées par la crise. Issue d’une famille qui a fourni au pays bien des résistants durant l’Occupation puis la guerre civile, cette femme voit ses rêves de jeunesse s’évaporer devant la réalité économique et la nécessité de survivre. Oubliés Marx et Engels, les meetings politiques, les distributions de tracts, il faut désormais classer des traites, courir après les mauvais payeurs, investir les maigres bénéfices en actions, flirter avec les crapules, ne reculer devant rien pour sauver la verrerie et éviter de se retrouver sur la paille. Béba est une femme forte, pragmatique, débrouillarde mais terriblement seule ; plus grand’chose à dire à ce qui lui reste de famille, les anciens « camarades » se sont tous planqués dans des banques et des ministères, ou bien ont préféré l’exil pour rester fidèles à leur idéaux. Sa vie tourne dans le vide, entre un petit magasin qui périclite, un mari qui s’enfonce dans la névrose et deux vieux amis, aussi faibles que naïfs, qui la trahiront. Même lorsqu’elle s’offre une parenthèse avec un jeune officier, elle garde à bonne distance toute forme de sensiblerie. Il n’est jamais question d’amour, de complicité, car le jeune homme appartient à cette nouvelle génération que le pouvoir en place ne dégoûte pas, bien au contraire. Si « elle aurait bien voulu le gifler, lui lacérer le visage de ses ongles », si « elle le hait comme un Allemand sous l’Occupation, comme un agent de la Sûreté« , elle le suit quelques semaines pour redevenir une simple femme, un corps qui ressent, et non plus une « patronne » qui porte sur ses épaules des responsabilités qui l’ont endurcie.

Mènis Koumandarèas revient souvent sur son regard qui fait trembler son marimordant comme des tranchetsglacialsa peau blanche qui brille comme la lunela chair de ses lèvres qui s’ouvre comme une plaie. Sous cet aspect de beauté froide et implacable, se cache une femme terrifiée par le temps qui passe, sa jeunesse enfuie : « elle avait l’impression que tout était fini désormais et qu’une femme seule, autour de la quarantaine, glissait tout à fait dans la caste des bourgeois à laquelle, malgré les luttes et les idéologies, elle n’avait pu échapper. Tout ce qui restait de son passé, c’étaient une excursion à la mer ou à la montagne, une soirée de Carnaval, l’illusion qu’elle avait connue des instants de bonheur et que tout allait continuer un certain temps avant de disparaître à jamais« .

L’auteur excelle à nous parler de ces âmes simples qui s’échinent au quotidien, de la banalité de leur vie, de leurs petites habitudes, grâce à des détails infimes qui, assemblés, dessinent en pointillés des portraits d’une extrême justesse. Des objets traversent le roman et accompagnent les personnages comme autant de balises, tel un ruban blanc, un éventail en bois et la Skoda de Béba, qui rassurent ces gens dépassés par la transformation d’un monde qu’ils auraient voulu immobile. Le mari de Béba tentera bien de lutter pour comprendre la férocité de cette nouvelle société, mais il n’a pas l’énergie du désespoir de sa femme et se réfugiera dans un passé réconfortant, qui l’engloutira totalement avant de l’anéantir. Si Mènis Koumandarèas choisit pour lui une désagrégation mentale, il réserve à Béba une plus lente descente aux enfers ; lorsque la verrerie est reléguée hors du centre d’Athènes pour des raisons financières, Béba perd bien davantage que le siège historique du magasin : plus de repères, de routine familière, elle se perd elle-même dans un déracinement, un déclassement qui dissout de fait les dernières relations avec son entourage.

On retrouve quelques années plus tard une femme vieillissante, qui ressasse ses souvenirs les nuits d’insomnie, dans un dernier chapitre déchirant. Quand on a perdu la partie, que l’on appartient à une époque révolue, que la vie vous a abandonné au kilomètre cinq de l’avenue Athinon, dans la poussière et le dénuement, l’obscurité se peuple d’ombres et de fantômes, qui vous renvoient en pleine face les rêves, les illusions, les espoirs de la jeunesse enfuie. « C’est une torture de se rappeler tout cela… quand le premier rai de lumière de l’aube clignotait, alors seulement elle trouvait le courage de se traîner jusqu’à son matelas… Elle était très belle dans son sommeil, les yeux mouillés de larmes… Si seulement tout pouvait recommencer… Et au fur et à mesure que montait la lumière du jour et que fondaient les ombres de la nuit, il ne restait plus que des larmes dans les cils de Béba ».

2 Comments

  1. Reply
    Dominique Proz

    En lisant ton billet, je me rends compte que je l’ai lu, il y a bien longtemps. Je l’ai ressorti de ma bibliothèque car tu m’as donné l’envie de m’y replonger. Merci pour ce rappel.

  2. Reply
    miriam panigel

    je l’ai bien aimé, peut être comme pour le lecteur précédent pourrais-je le retrouver dans mon fatras (piles et non étagères)

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