Gilles Ortlieb – En lisière de nulle part

 

Ângelo

Texte de Gilles Ortlieb

Éditions Finitude, 2018

 

 

Pourquoi coller aux basques d’un obscur poète portugais auteur d’une œuvre hermétique, un peu perturbé et interné par deux fois, mort indigent à 49 ans, en 1921, dans un hôpital psychiatrique ? Si l’ombre protectrice de Fernando Pessoa et l’intérêt de l’éphémère revue Orpheu pour une poignée de ses poèmes – il n’en composera que quarante-trois – l’ont sorti de l’anonymat, c’est un peu léger pour le suivre comme une ombre à travers Lisbonne, Porto et le Mozambique. Á moins qu’entre le poète Ângelo de Lima et Gilles Ortlieb se joue moins un intérêt littéraire né d’une rencontre fortuite qu’une investigation qui vire à l’introspection.

Une photo montre de Lima, précocement vieilli, les traits lourds, le cheveu ras, plus proche du bagnard de Tasmanie que d’un poète maudit. Sur moins d’un demi-siècle vécu, il en aura passé presque la moitié enfermé, « soigné » pour troubles mentaux et dégénérescence héréditaire. Selon le grand ponte de l’asile pénitentiaire de Lisbonne, Ângelo de Lima est un aliéné au mental morbide, dont les qualités artistiques ont été surévaluées. Les quelques textes reproduits laissent en effet un peu perplexe : les écrits de jeunesse n’ont rien de bien palpitant, jusqu’à la culbute, « le poème-charnière, ultime témoignage d’un homme s’apprêtant à basculer dans le vide ». Les poèmes composés par la suite, au mieux sibyllins, au pire inintelligibles, seront le produit « d’une pensée qui s’égare toujours plus loin dans le dédale de ses galeries, s’invente ses propres règles sans plus se soucier d’être encore comprise ni même entendue ». Même si, soudainement, un texte moins torturé peut sortir du chaos pour résonner avec l’histoire personnelle du poète portugais, qui semble (lui aussi) s’interroger sur la réalité de sa démence. Gilles Ortlieb a cette fulgurance magistrale pour ramasser le style Lima en une sentence : « la musicalité du vers s’emploie à comprimer l’hémorragie du sens ».

Et si c’était ça, la pierre angulaire ? Sous couvert d’un jeu de piste, Gilles Ortlieb, lui-même poète, ne cherche-t-il pas jusqu’où il est possible de s’égarer sans risquer de dépasser le point de non-retour ? Lima est carrément appelé le « frère inconnu », et Ortlieb se demande parfois s’il ne souffre pas lui aussi d’hallucinations, même bénignes. Il flotte d’ailleurs un peu à Lisbonne, où les sensations, les errances, les lieux traversés se mélangent et se superposent. Il arpente des coins inconnus, d’obscurs faubourgs, s’égare entre des murs éventrés, éboulés, des palissades défoncées. Il parle de décalages, de calques tremblés, de zones grisées ou floutées, d’une imprécision notoire, d’un dehors mouvant. La ville semble désincarnée, méconnaissable, saisie par un détail, un ressenti, un malaise diffus, « le regard tourné du côté des tristesses rentrées », presque le vide, mais pas tout à fait le rien.

« Est-ce vraiment pour lui que je m’obstine à musarder sans fin dans ce qui finit par ressembler à une ville perdue, ou bien ne serait-il pas plutôt devenu un prétexte, un alibi ? ». Impossible de donner corps à ce fantôme ambulant, insaisissable, dont les contours sont aussi brumeux que les vers. Trois sources d’information pourraient pourtant permettre de cerner le personnage : ses lettres et sa propre biographie, rédigée au début de son second internement, le rapport du médecin chargé de l’examen de son état mental, et l’article d’un ancien condisciple de lycée. Si tout le monde s’accorde sur les grandes étapes de sa vie, Ângelo de Lima reste un parfait inconnu, énigmatique, évanescent, un dément pour son médecin, un rêveur égaré mais lucide pour son condisciple.

Gilles Ortlieb veut le mieux connaître en revenant à l’essentiel, ses textes. Mais un monde intérieur défait, disjoint, désassemblé, n’est pas suffisant pour étiqueter un homme « aliéné » et l’enfermer vingt-quatre années. Il y bien une hérédité lourde, un peu de paranoïa, une alternance de moments d’exaltation et de déprime, quelques extravagances, mais c’est à peu près tout. Quand Lima prend l’initiative audacieuse de rédiger une lettre aux hautes instances de la toute jeune République, – qui souhaitent remplacer le vieux drapeau portugais aux couleurs de l’ancienne monarchie –, ses arguments ne traduisent pas une maladie mentale caractérisée. Ortlieb de se demander alors : « Cette lettre sensible et sensée (mais exposant des arguments de plus en plus délirants) est-elle l’œuvre d’un fou, ou faut-il y voir une petite folie comme celles auxquelles se livrent parfois les êtres raisonnables ? » Après tout, « qui ne connaît ces moments de vide en apparence, d’une attente sans autre objet qu’elle-même et ouvrant pour cette raison sur des circuits mentaux insoupçonnés, lesquels paraîtront tout à fait incongrus et désassortis aussitôt que le mouvement nous aura repris ? ». N’est-ce pas cela, en définitive, être poète, un poète “à la marge” ?

Chez Ângelo de Lima, Gilles Ortlieb entrevoit des espaces intérieurs étrangers à la raison commune, « manifestations ou protestations d’un esprit affranchi contre toutes les apparences et moyens pour l’auteur d’échapper au monde qui l’entourait, au moins autant qu’à lui-même ». Un frère vraiment, un homme emmuré, incompris, qui « rapetasse ses vers en les constellant de lettres majuscules pour en majorer la résonnance et la portée ».

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