Un destin d’exception (A Special Providence)

Roman de Richard Yates

Éditions Robert Laffont, 2013

 

J’ai fini par comprendre pourquoi chaque livre de Richard Yates me laisse fissurée comme un vieux vase ; en sourdine, l’air de rien, sa plume érafle, raye, griffe la vie des petites gens aux illusions trop vastes, rattrapées par la vérité grinçante de leurs échecs successifs. Un peu comme un Simenon yankee qui ausculterait la vie médiocre de ses contemporains, à pas plus feutrés, en soulevant légèrement le couvercle pour les laisser respirer, sans les alourdir de sa propre angoisse. Moins lugubre, moins délétère, même si ça grince aussi passablement aux jointures.

Disparu en 1992, Richard Yates a tout de ces romanciers maudits, infortuné gratte-papier radié, effacé, évanoui des librairies américaines, réédité en France par Robert Laffont dans l’indifférence générale. On doit à Kate Winslet et à Sam Mandes sa sortie du purgatoire, avec l’adaptation au cinéma de Revolutionary Road, en 2007. L’Amérique n’aime pas les perdants, les désenchantés, ceux qui contredisent les mythes. Alors Richard Yates devait disparaître pour ne pas contrarier les grandes espérances. Pas étonnant qu’il ait fallu attendre la première toux d’un Oncle Sam mal en point pour le voir rappliquer, jubilant d’outre-tombe.

Dans ce roman paru en 1965, Yates évoque, à peine dissimulé sous son personnage, son enfance soldée, passée auprès d’une mère divorcée un peu détraquée, et son engagement à 18 ans comme soldat de première classe, envoyé en Europe avec des illusions très vite remisées. La fuite en avant permanente, le trouffion Robert Prentice n’aura connu que cela, trimbalé toute sa jeunesse comme un meuble, par une mère pétrie de rêves hors d’atteinte et d’ambitions artistiques excessives. Qu’importe qu’Alice Prentice soit une sculptrice médiocre, elle croit en son destin, qui ne peut être que gloire, amour et fortune. La dégringolade sera tumultueuse, jalonnée de dettes, de déménagements à la cloche de bois, de chambres d’hôtels miteuses, d’humiliations, de liaisons bancales, d’amitiés surfaites mais en dépit de tous les camouflets, Alice y croit encore et toujours ; sacrifier son mari et l’avenir de son fils à ses aspirations, lui semble un bien modeste prix à payer. Monstre d’égoïsme, nocive et manipulatrice, elle se nourrit de chimères, refusant une cruelle réalité qui détruirait la construction mentale qui la tient debout. Sa vie ne peut être cette succession de revers, de déconvenues, de portes qui se referment, alors Alice la réécrit, l’embellit, la sur-joue et finit par se persuader de sa véracité jusqu’au vertige.

La guerre sera pour le jeune Robert la seule échappatoire possible ; partir loin, en finir avec les jours d’angoisse et d’avanie, mettre un océan entre cette génitrice timbrée et lui, pour enfin exister, respirer et devenir un homme. Mais on n’échappe pas à la fatalité et la dérobade hâtive se solde aussi par de sérieuses déconvenues. Fin 1944, les jeux sont déjà faits et c’est un peu tard pour espérer récolter les lauriers de la bravoure : d’autant que Robert Prentice, avide de camaraderie collante et de reconnaissance, excelle en maladresses, et devient vite une plaie pour sa compagnie : empoté, décalé, il perd constamment sa division, s’endort pendant ses tours de garde, peine à comprendre les ordres et ne participe à aucun combat. La vie, puis la guerre glissent à côté de lui sans l’atteindre, spectateur transparent, inepte à saisir à bras le corps les opportunités qui passent à sa portée.

La défaite permanente, tous les personnages de Yates s’y heurtent comme des abeilles contre la vitre, sans comprendre que les chimères extravagantes sont hautement toxiques dans l’Amérique figée des années 40 et 50. Et c’est avec cette société puritaine en revanche, que Richard Yates sort le vitriol, trop rigide, trop sévère, trop corsetée, ne laissant aucun chemin oblique pour les pelleteurs de nuages. Le romancier regarde Alice et Robert se débattre, sans bruit ni noirceur, indulgent à leurs faiblesses qu’il ne connaît que trop bien.