Elisavet Moutzan-Martinengou : Confinée à perpétuité

 

Autobiographie – Mémoires d’une recluse (Αυτοβιογραφία – 1831 / Première édition : 1881)

Texte d’Elisavet Moutzan-Martinengou

Traduction Lucile Arnoux-Farnoux

Éditions Cambourakis, 2022

 

Au long d’une dizaine d’années, Elisavet Moutzan-Martinengou compose en grec et en italien une trentaine d’œuvres jamais éditées : des tragédies, des drames moraux, des comédies, des traductions d’Homère et d’Eschyle, de la prose et des vers, même un traité d’économie. De cette femme née sur l’île de Zante en 1801 et disparue précocement à l’âge de trente-et-un ans, il ne reste pourtant plus une ligne ; ses écrits ont tous disparu dans le tremblement de terre qui secoua l’île grecque en 1953 et dans les incendies qui s’en suivirent. De sa main, ne persiste qu’un court texte, premier jet d’une « autobiographie » malheureusement caviardée par son propre fils, qui ne badinait pas avec l’honneur de la famille. Car l’autrice eût la mauvaise idée de naître fille au début du XIXe siècle dans une île ionienne, au sein d’une famille noble extrêmement conservatrice.

Non seulement l’idée même de donner une éducation aux demoiselles de la haute n’effleure personne (puisqu’elles sont destinées à la maternité et à la bonne tenue de leur foyer), mais on les tient fermement cloîtrées entre quatre murs. « Notre maison observait une coutume antique, barbare, contre-nature et inhumaine qui veut que les femmes soient exclues de la société des hommes. » Les mots antique et barbare reviennent plusieurs fois sous sa plume, soulignant l’archaïsme et la cruauté d’une tradition qui avait presque disparu, même sur l’île de Zante. Car si les femmes y sont emmurées vivantes – Elisavet ne sort de chez elle que deux fois par an, à la nuit tombée, et pour communier –, elles n’ont aucune interaction avec les hommes de leur propre famille, à l’exception de leur père.

Ce témoignage brut, écrit sans volonté d’abord de faire « acte de littérature », est ainsi une mine d’informations sur sa condition de jeune fille de l’aristocratie. On rechigne à lui trouver un maître, de peur qu’elle ne néglige ses travaux domestiques, mais son père finit par accepter de faire entrer dans son foyer un religieux, personnage donc hautement respectable, pour lui apprendre le grec et l’italien (possession vénitienne pendant trois cents ans, l’île de Zante est imprégnée de culture italienne). L’étude et l’écriture deviennent les raisons de vivre d’Elisavet, qui lutte alors farouchement contre le sort qui lui est réservé : le mariage, autre forme de soumission à l’autorité toujours déclinée au masculin.

Le texte, chronologique, mêle les années d’instruction, les périodes d’écriture, les affaires familiales et les évènements marquants de l’époque : le tremblement de terre de 1820 et les débuts de la guerre d’Indépendance. Ce sont surtout l’audace et l’opiniâtreté de la jeune fille, vent debout contre une vie qu’on veut lui voler, qui tendent le texte de part en part. Jamais elle ne relâche ses efforts pour vivre selon ses aspirations. Dotée d’une maturité assez précoce, elle pressent rapidement qu’il va lui falloir s’extraire du monde pour mener à bien son destin de femme de lettres. Où est la paix est aussi le bonheur ; or la paix règne au monastère, donc le bonheur aussi. Nul ne peut être heureux dans le monde, car on ne peut jamais y être satisfait de son sort. Voilà qui est un peu radical à l’âge où d’autres jeunes filles pourraient avoir des attentes plus romanesques, plus chimériques…

Elisavet s’attarde à plusieurs reprises sur l’impossibilité de concilier vie de famille et écriture et choisit donc un renoncement dans les ordres, qui a pour elle le goût du bonheur ;  j’allais vivre loin du tumulte du monde, j’allais traduire en grec nombre de textes édifiants et les faire publier, pour le bien commun ainsi que pour ma propre renommée… j’allais passer la plus intègre, la plus vertueuse et la plus tranquille des vies. La foi n’est aucunement la raison de cette volonté de se dispenser des devoirs inhérents aux femmes mariées ; en tant qu’orthodoxe, elle est même prête à se réfugier dans un couvent catholique, du moment qu’elle puisse y mener une vie consacrée à l’écriture et aux arts ; la musique et le dessin font aussi naître chez elle beaucoup d’émotions.

C’est donc une émancipation totale que réclame la jeune Elisavet. Et d’abord pour elle. Jamais elle n’envisage un destin commun, un combat collectif contre l’oppression et l’ignorance. Pour la bonne et simple raison qu’elle n’a aucun contact avec l’extérieur de la maisonnée. Elle est de plus très consciente de son rang, de sa classe sociale, de ses privilèges qui pour elle vont de soi. Elle reste attachée aux bonnes mœurs, à la vertu : elle rougit de honte devant les textes de Boccace, à qui elle reproche de ne pas se mettre au service de sujets moraux et édifiants. Mais elle vient pourtant se mesurer aux hommes sur des terrains qui leur sont exclusivement réservés : la raison, la poésie, la philosophie, la création, l’esthétique. Avec presque un peu de crânerie.

Car dès son plus âge, elle est intimement persuadée de sa valeur, donc de sa destinée : elle excellera et sera reconnue pour ses écrits. Certes, elle travaille dur, développe ses propres méthodes pour apprendre rapidement une langue, s’exerce sans relâche, décortique le style de ses auteurs de prédilection. Néanmoins, on sourit devant son ego bien trempé et son autosatisfaction affichée : elle n’aurait mis que cinq mois à maîtriser le grec ancien, Homère lui semble fluide au bout de six leçons, elle compose des drames et des tragédies à la chaîne, et se frotte même à des sujets dont elle ignore tout. Me vint l’envie d’écrire un ouvrage portant sur l’économie. J’en commençais donc la rédaction et l’achevai en moins de trois mois. Du fait que je n’avais lu le moindre traité dans ce domaine, tout dans ce texte relève de ma propre invention ; et, puisque non seulement je n’avais rien lu, mais que je ne connaissais rien de cette science, c’est comme si j’avais été la première à écrire sur ce sujet… Évidemment son professeur et les membres âgés de sa famille font bon accueil à ses écrits. Néanmoins, à l’exception de quelques vers reproduits dans cette Autobiographie, impossible de juger de la qualité de sa production. Qu’importe. Elisavet veut triompher au théâtre, être publiée pour être utile à l’humanité.

Il reste étonnant de découvrir cette plume juvénile unique, sincère, matinée de naïveté et de force. Symboliquement, s’enfuir de la maison paternelle, pleine de ténèbres, serait accéder à la lumière de la connaissance et devenir souveraine de sa propre vie. Elisavet Moutzan-Martinengou finira pourtant par plier, se mariera et mourra des suites de son accouchement. Elle avait écrit encore adolescente à son père pour le mettre en garde : s’opposer à sa volonté d’une existence conforme à ses aspirations artistiques lui serait fatal. Prémonitoire…

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