La Tristesse du Samouraï

Roman de Victor Del Arbol, Prix du Polar Européen 2012

Éditions Actes Sud, 2012

Traduction Claude Bleton

 

Ce serait bien raisonnable d’abandonner cette habitude de démarrer chaque nouvelle année avec des romans lugubres et cafardeux. Il faut croire que post festivités animal triste et que le ciel parisien humide nous plombe un peu beaucoup l’allégresse. Autant toucher le fond promptement avec ce remarquable roman qui n’a de policier que l’emballage. Victor Del Arbol reprend le schéma classique d’un crime originel, attribué à tort à un innocent, qui provoque sur plusieurs générations et au sein de trois familles, un déchaînement de violence aveugle, d’implacables vengeances, la transformation des victimes en bourreau, un cycle de destruction où les agneaux doivent racheter les crimes des loups.

Le lecteur va et vient au rythme disloqué de la narration, de l’Espagne de Franco à celle de Suarez, d’Estrémadure en Catalogne, en passant par le front russe, près de Leningrad : quarante années de destinées perdues, au nom d’une idéologie fasciste façonnée pour l’ambition sans limite des plus pervers, dénués de morale et de vertu. « Mes loyautés ne concernent que l’état », assène le premier d’une longue liste de tortionnaires, alors qu’il liquide sur ordre, mais sans remords, la femme trop réfractaire aux bruits de bottes d’un haut phalangiste, dont il était pourtant l’amant. Dans une société où tout n’est qu’obéissance, manœuvrer, ourdir des complots, simuler des attentats, trahir, supprimer des Justes, poursuivre une lignée et la saigner à blanc, pour défendre et préserver sa place sur l’échiquier politique, rien de bien nouveau pour les porteurs de chemises bleues ou noires (« Le pouvoir, la vengeance et la haine étaient plus forts que tout, les hommes étaient capables de tuer ceux qu’ils aimaient et d’embrasser ceux qu’ils haïssaient, si cela pouvait les aider à réaliser leurs ambitions »).

Le roman se fait glaçant et inconfortable lorsque, sans le vouloir, sans savoir les infâmes secrets de leurs pères, les fils des uns perpétuent les comportements déviants, la violence comme seul remède dépuratif,  pendant que les autres se doivent de porter et d’expier le péché fondateur : « en vous se perpétuent les crimes de votre père. C’est une sorte de jeu machiavélique et tordu où la vie se répète inlassablement et nous empêche de sortir de la ronde ». L’ignorance ne rachète pas la faute, si tant est qu’un seul des personnages soit innocent. Maillons d’une chaîne de tourments, les personnages qui agissent en 1981, ne sont en fait pas si éloignés des salopards de 1941, juste un peu laqués d’hypocrisie et de bonne conscience. S’ils ne versent plus froidement le sang, leurs silences, leurs compromis tièdes, la fuite devant leurs responsabilités, drapées dans une stature morale faussement rigoureuse, font d’eux des êtres lâches et médiocres. Il se dégage du livre une vraie angoisse funeste, une tristesse perpétuelle des personnages, une atmosphère de nuits indéfiniment froides et pluvieuses, une Espagne lestée de fantômes sanguinaires qui n’auraient pas trouvé la porte des Enfers.

Et le livre, dont le titre renvoie au nom du sabre d’un courageux samouraï, qui a préféré la mort au déshonneur, nous dit que si la Justice réconfortante des hommes est une chose, la Vérité est tout autre. C’est pourquoi il résonne selon moi, non pas d’accents shakespeariens (folie meurtrière, roue sans fin du destin, tragédie familiale…), comme certains critiques l’ont écrit,  mais plutôt d’un désespoir très dostoïevskien : « Les hommes ont été créés pour se faire souffrir les uns les autres ». Victor Del Arbor épargne peu ses personnages et si les seuls survivants, tels Raskolnikov, arrivent au salut et à la paix, c’est après avoir brisé les cercles de la douleur et de la haine dans une danse macabre impitoyable.