Corina Ciocârlie – Humeur vagabonde

 

Europe Zigzag – Petit atlas des lieux romanesques en Europe

par Corina Ciocârlie

Éditions Signes et Balises, 2021,

 

 

On pensait partir pour un jeu de piste fléché, un itinéraire bien balisé, carte à l’appui, boussole à portée de main, dans une promenade littéraire entre le Portugal et la Roumanie, la Grèce et le Danemark. On allait traverser l’Europe aux basques des grands noms de la littérature sur près de deux siècles (de Stendhal à Jean Echenoz), se poser dans des lieux qui avaient nourri notre imaginaire et notre émotionnel, retrouver des places, des jardins, des hôtels, des cimetières, des rues, comme autant de souvenirs familiers où l’on avait déjà laissé quelques empreintes.

Mais cette balade un brin nostalgique que Corina Ciocârlie, roumaine devenue luxembourgeoise, nous propose, se révèle plutôt surprenante, car elle n’obéit à aucune cohérence visible. Les villes et les auteurs s’enchaînent sans méthode annoncée. On se raccroche parfois à des similitudes architecturales entre plusieurs villes, on pense tenir un fil, suivre un chemin qui fait sens, et puis nos certitudes craquent, en l’absence de logique apparente. Corina Ciocârlie annonçait hardiment la couleur dans le titre : Europe Zigzag. Nul besoin alors de plonger méticuleusement dans le livre page après page : on peut prendre le voyage à n’importe quelle escale, selon l’écrivain ou la ville qui résonne le plus fort, le parcourir selon l’humeur du jour, en lire quelques lignes ou plus, pour se reconnecter avec des sensations que l’on pensait disparues.

L’autrice alterne de courts fragments de romans ou de cahiers intimes avec de petits développements personnels, un peu décalés, souvent inattendus, très bien écrits et pétris de références, qui ne se contentent pas d’expliciter les affinités qu’entretient un romancier avec un lieu précis. Elle perçoit ce qui relie chaque « voyage », romanesque ou réel, avec ce qu’il y a de plus profond chez un créateur. Elle rebondit sur une phrase, creuse un inconscient, interroge la mécanique narrative, tisse des ponts entre des auteurs amoureux des mêmes lieux. Elle pourrait faire siennes les réflexions d’Antonio Tabucchi, dont les livres dessinent « la cartographie personnelle, le tracé de la géographie intime de ce qu’est un écrivain ». Corina Ciocârlie de développer : « commence alors un vagabondage à travers la ville qui ne correspond à aucune logique topographique, une errance… une trajectoire en zigzag quelque peu fantaisiste, dictée par l’état de transe et qui permet au rêve de devenir plus réel que la réalité ». Nul besoin donc d’enchaîner le Lisbonne de Pessoa avec celui de Tabucchi, de télescoper les Prague de Kundera et d’Umberto Eco, de glisser de Conrad à Virginia Woolf (seule femme de l’Atlas… !) puis à Orwell pour célébrer Londres. On peut se laisser flotter, passer d’un pays à un autre, revenir sur ses pas, se jouer de la chronologie et de la géographie puisque la littérature abolit l’espace et le temps linéaire.

Selon les poètes, les romanciers, les philosophes croisés, ces lieux nous parlent de voyages, d’exils plus ou moins volontaires, de ressouvenirs, de nostalgie, d’un mal du pays qui vrille les tripes d’un Cioran, ou de la souffrance de voir une cité très aimée perdre son âme, comme le Berlin d’Alfred Döblin. La douloureuse notion temporelle revient comme un leitmotiv sous les plumes aussi éloignées que celles de Patrick Modiano, Virginia Woolf, Mircea Eliade ou Giorgio Bassani : l’écriture pour suspendre les heures irrévocables, les revisiter, les courber, les façonner pour mieux se retrouver, accepter la fragilité du vécu ou les échecs amoureux. « La maison de la rue S… est une enclave précieuse dans un territoire amorphe de la banalité, une sorte de parenthèse offrant au narrateur la chance inespérée de quitter le temps historique pour pénétrer dans un espace-temps mythique et circulaire ».* « Non pas que le temps avait passé, mais qu’un autre moi-même, un jumeau, était là dans les parages, sans avoir vieilli, et continuait à vivre dans les moindres détails, et jusqu’à la fin des temps, ce que j’avais vécu ici pendant une période très courte ».** On peut se perdre ou non dans le quartier des « souvenirs enfouis », capitale des limbes…, on s’étonne presque de ne pas voir jaillir la figure titulaire de Proust, vaguement cité pour éclairer la portée de l’église de la Madeleine, cadre des festivités mondaines et son potentiel romanesque.

Le guide suit évidemment les goûts, la sensibilité, les affinités de Corina Ciocârlie. On se réjouit de croiser Auden, Conrad, Rimbaud, Stendhal mais on se désole aussi de ne pas retrouver Colette et Cocteau au Palais Royal, Thomas Mann et Henri de Régnier à Venise, Rodenbach à Bruges, et tant d’autres. On salue cependant le choix pertinent et émouvant d’ouvrir et de boucler l’atlas en Grèce, dans deux voyages « fondateurs » : celui d’Henry Miller vers Corfou, et l’ode à Ithaque de Constantin Cavafy (traduite par Gilles Ortlieb). En commun chez ces deux-là, une île « rêvée, fantasmée, une quintessence même de la destination, livrée aux caprices conjugués du destin et de l’imagination ». Chez tous les grands voyageurs/lecteurs, le ressenti presque physique d’avoir déjà accosté dans des lieux d’encre et de papier, sans savoir qu’ils existaient déjà. Wilde avait raison : « La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie ».

* Mircea Eliade, Le Secret du docteur Honigberger

** Patrick Modiano, L’Herbe des nuits

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