Andrèas Embirìkos – Fouteur foutraque

 

Les talismans de l’amour et des armes – Trois nouvelles d’Andrèas Embirìkos

(Αργώ ή Πλους αεροστάτου, Ζεμφύρα ή Το μυστικόν της Πασιφάης, Βεατρίκη ή Ο έρωτας του Buffalo Bill – 1944-1945)

Traduction Michel Saunier et Michel Volkovitch

Éditions Le miel des anges, 2017

 

Un cas singulier, cet Embirìkos ! Faut-il prendre ses textes au premier degré ou bien est-on embringué dans un monumental jeu de reconstruction, un pastiche hénaurme, où l’auteur donne libre cours à une créativité totalement libérée ? Á l’opposé de nombreux écrivains grecs, souvent bien sages, qui préfèrent manier l’allusion et les sous-entendus, Andrèas Embirìkos se vautre avec délectation dans un érotisme flamboyant, un débordement des sens placé sous les bons hospices d’un Pan qui n’aurait rien à envier à Priape.

Les trois nouvelles, Argo, Zemfira et Béatrice, s’affranchissent du lieu et de l’époque où elles furent écrites et emmènent le lecteur à Bogota en 1910, puis à Paris en 1900, enfin au Far West en 1880, pour lui parler de désir et de liberté. Embirìkos avait lui-même eu la bougeotte : né en Roumanie en 1901 dans une famille d’armateurs originaire de l’île d’Andros, il suit toute sa scolarité à Athènes, part ensuite à Londres pour travailler dans l’entreprise maritime familiale, rejoint son père en France où il s’installe pour six ans. Sa vie bascule alors avec la rencontre des Surréalistes et la découverte de la psychanalyse. Rentré définitivement à Athènes en 1931, il cesse rapidement ses activités au chantier naval paternel et devient le premier psychanalyste grec, avant de consacrer sa vie à l’écriture et à la photographie.

Ces textes doivent donc beaucoup à la fréquentation des Surréalistes et aux théories freudiennes. L’imagination est débordante, foisonnante, excessive parfois, comme si elle s’échappait d’un inconscient libéré. Mais l’inspiration se déverse non pas en grec démotique (la langue courante) mais en katharèvoussa (la langue « pure », celle des lettrés). Le contraste entre des actes sexuels déboutonnés et un style apprêté, châtié et un peu emphatique même (coup de chapeau aux deux traducteurs qui ont dû suer sang et eau) donne énormément de sel aux nouvelles : Andrèas Embirìkos bouscule, ébranle le grec académique auquel il impose d’inconvenants coïts.  Comme le souligne Michel Volkovitch dans la postface « c’est une sorte de scandale linguistique, un acte révolutionnaire à sa façon, où l’on ne sait si l’érotisme s’en trouve sublimé ou exacerbé, et si la langue noble en est outragée ou sanctifiée ».

Si la forme de ces nouvelles porte haut l’irrévérence, le fond perturbe aussi les règles établies de la narration. Embirìkos parle d’énergie sexuelle hors normes, de transgression, en brisant ses récits de flash-back, de digressions, de divagations. Les personnages se saisissent du droit de se vautrer dans des fantasmes délirants, pour démolir surtout un certain ordre établi. L’auteur oppose dans chaque nouvelle deux conceptions de l’amour. Enfermé dans les chaînes du mariage, qui pousse les époux à l’infidélité et à la trahison, il s’éteint vite. Libre, il s’épanouit, hors de la moralité et des conventions sociales. Sous le prétexte de nous raconter la romance de Buffalo Bill et d’une certaine Béatrice dans les grands espaces de l’Ouest, Andrèas Embirìkos pilonne l’institution matrimoniale : « La réalité, c’est la Vie, et la vie, c’est Éros. Malheur à ceux qui lui résistent à coup de morale, de dogmes… l’unique morale en amour, c’est la fidélité à l’amour ». Il en va de même dans la première nouvelle, où le personnage principal soupire : « Il existe des hommes faits pour porter des chaînes et d’autres pour les briser. Oui vraiment, comme il est bon de tout voir et de jouir de tout, sans chagrins et sans chaînes ». André Breton n’aurait pas renié cette ode à « l’Union libre »…

Certains passages pourraient paraître parfois un peu « inconfortables » aux lectrices d’aujourd’hui, si l’on oublie que les nouvelles datent d’un autre temps : sous le prétexte de rameuter Sade et Freud, Embirìkos peut se montrer un tantinet misogyne avec les femmes, décrites clairement comme, au mieux, de pauvres créatures sans phallus, donc faibles et soumises, au pire, comme des objets sexuels à la libre disposition des hommes. Mais nous sommes en 1944/45, et l’auteur conçoit ses nouvelles comme autant de mondes possibles où il serait permis d’écrire et de vivre sans contraintes, avec comme moteur de création une sexualité libre, ce qui n’est déjà pas si mal.

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