Création collective librement inspirée des œuvres de Dimitris Dimitriadis : Léthé et Nous et les Grecs

Πουλακι μου a fait preuve de sagacité en m’envoyant à Nanterre : j’appréhendais un spectacle lisse sur la Grèce d’aujourd’hui, le discours bien huilé rebattu, la dette, la crise, l’Europe, les banquiers, la spéculation, les affreux politiciens qui se repaissent sur le dos du gentil peuple innocent, bref, les raccourcis confortables et stériles qui n’expliquent rien et qui m’avaient beaucoup irritée dans Khaos. Mais magie du théâtre, de la mise en place de scènes qui font sens, de la réflexion qui émerge peu à peu du magma, je suis sortie toute requinquée après cette heure et demie de spectacle, passée avec quatre jeunes comédiens (deux d’entre eux sont nés et ont grandi en Grèce) pertinents et subtiles.

Aucune velléité de coller comme des sangsues à l’actualité, d’enfiler des évidences, de jouer les apprentis sociologues, de faire pleurer Margot, les acteurs posent la bonne question, celle de l’identité, « qu’est-ce qu’être grec aujourd’hui ? ». Et si cette crise économique, sociale, politique était avant tout une crise historique, une crise philosophique, celle d’un pays entravé par un passé considérable, arrivé dans une impasse parce qu’il n’a pas su se réinventer ?

Les acteurs entremêlent leurs expériences, leurs regards, leurs préjugés aussi sur leurs pays respectifs, dans une suite de saynètes, de sketchs, qui oscillent entre le grave et le burlesque, l’émotion et le rire. Décor minimaliste, accessoires symboliques, projection de photos et de vidéos sur le fond de scène, pas besoin de plus pour se retrouver à Syntagma, papoter avec un Evzone silencieux, couvrir les manifestations des Indignés, visiter le Parthénon, écouter les doléances d’un marchand de souvenirs, suivre un cours d’économie avec un financier qui déraille et se heurter aux fonctionnaires corrompus. Chaque pays en prend pour son grade, ça grince gentiment, avec taquinerie et sans mépris quand soudain, le fauteuil semble moins confortable : les deux acteurs grecs appuient là où ça fait mal, raccrochent, l’espace de quelques répliques rapides, avec l’actualité la plus sombre et le quotidien d’un peuple qui endure l’insupportable.

Et puis, pour nourrir ces jeux de réparties, ces tranches de vie bien senties, pour les sortir de leur caractère « anecdotique », les comédiens portent les textes poétiques de Dimitris Dimitriatis, dramaturge et traducteur né à Thessalonique en 1944, qui, comble de l’ironie pour un pays nanti d’un tel passé historique, prône l’oubli comme seul facteur possible d’évolution. La ligne mélodique du spectacle devient alors plus lyrique, plus profonde et laisse entrevoir un autre champ du possible, un renouveau là où on ne l’attendait pas :

« Nous, habitants de cette région géographique, n’avons que le droit de regarder les Grecs comme si nous leur étions étrangers.

Les regarder comme s’ils étaient des étrangers.

Nous-mêmes comme des non-Grecs.

Considérés comme des non-Grecs, que sommes-nous?

Des habitants d’une région géographique, jadis habitée par des gens qui avaient essayé de devenir quelque chose. Leurs efforts et ses fruits les avaient rendus Grecs.

Nous ne faisons aucun effort similaire. Parce que nous croyons que nous sommes Grecs.

Nous ne sommes pas Grecs. Nous ne sommes Rien.

Seule cette certitude produit de l’énergie, motive, pousse à l’effort d’arriver au but.

…Dans ce Rien l’annonce la plus réjouissante est prononcée, l’unique réelle annonciation.

Que dit-elle?

Elle dit: Voilà le vrai départ, en route, tout est possible, dépiégez-vous, désengagez-vous, osez le dégagement des mensonges et des masques, n’ayez pas peur, il y a aussi d’autres personnes et d’autres narrations, passez des stéréotypes à la boue brute, du regard glacial au regard plongé dans l’abîme. Formez le feu.

Terrible exigence.

Elle demande de la créativité.

Du risque. De l’audace.

Elle demande de la vie. »

En juin 2012, dans les colonnes du Monde, la voix singulière de Dimitris Dimitriatis s’était désolidarisée des analyses convenues en scrutant l’évolution de son pays et en appelant à « un sursaut moral profond » : système politique clientéliste hérité de l’occupation ottomane, main mise des deux partis dominants sur l’État et ses richesses, corruption généralisée… « C’est tout cela qui me fait dire que le pays est déjà mort, et qu’il faut l’accepter : tout balayer, pour recommencer depuis le début. C’est cela, la conscience historique ». Dimitriatis n’a pas dû se faire que des amis lorsqu’il assène : « je me dis que les Européens ont raison de vouloir frapper le pays. Il m’arrive de penser qu’il ne faut pas qu’ils aient pitié, parce que vraiment, il faut le dire, le peuple grec aussi est coupable : il a vécu dans une facilité et une frivolité le conduisant à accepter tous les arrangements. »

En écoutant les quatre comédiens relayer la position de l’écrivain, le public français comprend très bien que ce constat sévère dépasse largement les frontières de la Grèce : la fin d’un cycle historique englobe toute l’Europe, la crise économique et politique n’étant que la partie visible d’une civilisation en train de disparaître au profit d’autres, plus jeunes, plus innovantes, plus audacieuses. Le rétablissement d’une certaine prospérité, la restauration de la situation antérieure à 2008 ne serait pour lui qu’un retour en arrière faussement confortable qui ne ferait que nous berner : une Nuit du Quatre Août est préférable à une stagnation, aux réflexes d’autoprotection d’un peuple « condamné à n’être que le répétiteur passif de stéréotypes, exclu par lui-même de l’effort qui conduit un peuple à se créer lui-même … il vit dans l’illusion historique d’une immortalité immuable, et il en meurt. ».

Pays le plus meurtri de l’Europe, La Grèce pourrait alors être le berceau d’une toute nouvelle civilisation, détachée de ses mauvaises habitudes amorales et consuméristes du XXème siècle : la crise comme point de départ, comme renouveau, prise de conscience d’une nouvelle humanité.