Alexandre Papadiamantis – De l’inconvénient d’être née

 

Les Petites filles et la mort (Η Φόνισσα – 1903)

Roman d’Alexandre Papadiamantis

Traduction Michel Saunier

Éditions Actes Sud, 1995

 

Cela commence comme un La Tour, une scène éclairée à la flamme d’une lampe à huile où une aïeule veille une jeune mère endormie et son bébé, à demi allongée au coin d’un feu déclinant : jeux d’ombres et de lueurs sur un intérieur de misère, au cœur d’une nuit d’hiver longue et glaciale qui fige le trio, à « l’heure du premier chant du coq, l’heure où les souvenirs remontent pareils à des spectres… ». La vieille Khadoula rumine dans le silence de bien sombres pensées, égrène toute une vie de labeur et de dénuement, passée au service des autres. Car il ne fait pas bon être née fille et pauvre vers 1810, dans l’île de Skiathos : domestique de ses parents, esclave de son mari, servante de ses enfants puis de ses petits-enfants, Khadoula fait défiler les images de la pauvreté ordinaire et s’aperçoit qu’elle n’a jamais rien connu d’autre que le piège de la servitude. Et qu’il faut désormais que cela cesse. Pourquoi une femme devrait-elle se marier et engendrer pléthore de filles qu’il faudra doter, au prix de mille et un sacrifices ? Il suffit de si peu de choses, comme d’étrangler sa progéniture femelle encore dans ses langes ou de la noyer dans une citerne ; après tout, du berceau à la tombe, il n’y a qu’un petit pas à franchir…

J’avoue avoir vérifié à deux reprises la date de ce roman et m’être frottée les yeux. Un homme, en 1903, tiendrait un discours presque féministe avant l’heure sur l’épouvantable condition de vie des femmes, stigmatiserait la veulerie des hommes et leur insondable lâcheté, et ferait d’une grand-mère une tueuse de petites filles, sans jamais la juger. Voilà qui méritait d’y regarder à deux fois. Bien m’en prit car le point de vue d’Alexandre Papadiamantis est en fait plus complexe qu’il n’y paraît. D’abord parce que l’auteur, fils d’un pope et passé par le mont Athos, ne peut se défaire de son imprégnation religieuse, même mâtinée de paganisme. Ensuite, parce qu’il est un chroniqueur de l’insularité et du contraste entre une certaine Grèce encore archaïque et celle déjà en marche vers la modernité.

Alors, Alexandre Papadiamantis est-il vraiment l’avocat des mères accablées par leurs innombrables maternités et qui n’ont d’autres choix que de liquider les petites filles, « faites pour souffrir et nous faire souffrir » ? En fait, plutôt celui de la chasteté, de celles et ceux qui refusent d’engendrer. Toutes les jeunes mères, dont Khadoula va « alléger le fardeau », sont souffrantes, faibles, maladives, à l’opposé des personnages féminins restés vieilles filles, solides physiquement et moralement. Se marier, c’est débarrasser ses parents d’un poids, n’avoir pour valeur que le montant de sa dot et supporter la violence et l’alcoolisme d’un homme. Les femmes ne sont libres et robustes que vierges ou veuves. La maternité est source d’angoisses, d’épuisement quand elle ne mène pas carrément à la tombe. En proposant aux femmes enceintes des herbes et des massages abortifs, en supprimant des nouvelles nées non désirées, Khadoula ne met pas seulement un terme au supplice des mères, elle interrompt le destin de pondeuse des femmes en devenir. L’auteur n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins, « la fillette, petit chiffon qui n’avait que deux jours s’existence, était elle aussi venue au monde pour pécher et souffrir« . Pas misogyne pour autant, Alexandre Papadiamantis, car les hommes devraient appliquer le même précepte ; ainsi, en parlant des moines, l’auteur fait dire à Khadoula « comme ils étaient heureux ces hommes qui dès leur plus tendre jeunesse, et comme par une inspiration divine, avaient compris quelle était la meilleure action qu’ils pouvaient faire : de ne pas donner la vie à d’autres malheureux… et tout le reste était sans importance« .

Alexandre Papadiamantis s’éloigne donc du commandement de procréation de la religion officielle pour une croyance plus intime, plus personnelle, mêlée à une culture païenne que dominent des femmes fortes et libres. Khadoula, sa mère (qui n’a porté que deux rejetons) et sa fille, célibataire, sont un peu magiciennes, un peu sorcières : les grottes des nymphes, les refuges des antiques dryades ou naïades leur sont familières, leurs rêves sont prémonitoires, leurs souhaits deviennent réalités… car elles sont dégagées des contingences maternelles pesantes pour s’ouvrir à d’autres puissances.

L’auteur est un formidable observateur de la réalité sociale de son île, de ses mœurs, de cette société figée rétive aux changements, pétrie d’injustice et de violence. Les riches se transmettent leurs biens, les pauvres, leurs tares, on s’entretue en famille, on vole, on médit et les hommes finissent par choisir l’exil pour ne pas crever de misère et de désespoir. Á qui donc marier les filles quand ne restent que les incapables, les vauriens et les très vilains ? Le jeune État grec envoie à Skiathos des fonctionnaires, des officiers, des brigadiers, tout frais et bien mis, mais rétifs aux valeurs séculaires et porteurs de théories nouvelles plus modernes. Alexandre Papadiamantis ne ménage pas ces intrus porteurs de chaos, qui profitent de l’ennui des épouses délaissées et se rient des traditions. L’auteur reste un insulaire qui refuse d’être assimilé. Il offre à son île de superbes pages, suivant Khadoula qui cueille les simples dans les collines, dégringole les ravins et arpente les vallons, court les bois et les sentiers, grimpe les cols de montagne et s’élance sur des corniches étroites.  » Un rayon chaud, venu du fin fond de la mer brûlante, perça le feuillage épais et le lierre qui enveloppaient l’asile que la vieille femme avait trouvé dans sa détresse, fit briller, pareille à une multitude de perles, la rosée matinale qui trempait le riche manteau d’émeraude et dissipa tout le frisson que causait l’air humide et tout le froid de la peur blême, apportant un peur de tiédeur et une espérance fragile…elle s’éveilla aux premières lueurs de l’aube, l’âme gagnée par une fragile sérénité, cependant que l’incarnat mêlé de bleu qui colorait la voûte céleste se confondait devant elle avec le noir bleuté de la surface des flots et que les souffles du vent, la rosée matinale, le murmure nombreux de la mer, le chant des oiseaux composaient une harmonie multiple et douce qui apaisait les sens de la pauvre femme ».

Comme le souligne la préface du traducteur, il est facile de taxer Alexandre Papadiamantis de conservatisme alors qu’il s’attache à travers toute son œuvre à célébrer son île, sa dureté et ses beautés, ses archaïsmes et sa superstition, la cruauté de ses habitants et leurs capacités d’adaptation pour survivre. Il sait osciller entre une langue populaire et un lyrisme qui métamorphose le réel le plus atroce en mythe, où une tueuse de nourrissons renverse la morale établie, refuse le destin tragique des femmes, se pose en salvatrice, et se noie en martyr, échappant à toute justice, humaine comme divine.

 

 

3 Comments

  1. Reply
    Kefalonia Post author

    Un grand roman que j’ai découvert tardivement, d’un auteur dont j’ignorais tout et qui se passe sur une île où je n’ai jamais mis les pieds… Un très beau livre qui reste longtemps dans la mémoire, tellement audacieux et si bien écrit. Je te souhaite une belle lecture !

  2. Reply
    Amartia

    Tiens ! Je viens d’acheter l’île d’Ouranitsa et Rêverie du quinze août du même auteur. J’avais moi aussi beaucoup aimé ces « Petites filles et la mort » par la dureté du propos s’expliquant parfaitement par la cohérence de la présentation qu’il en fait. Un des tous premiers romans grecs que j’aie lu et dont je garde encore le souvenir.

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