Ioànna Karystiàni * – Flingues et funérailles

 

 

Un costume dans la terre / Κουστούμι στο χώμα (2000)

Roman de Ioànna Karystiàni

Traduction Michel Volkovitch

Éditions du Seuil

Au jeu des familles grecques étrillées par la fatalité, il faut désormais ajouter aux Atrides et aux Labdacides la version crétoise contemporaine : les Roussias du plateau de Pagoménos. Le vol de quelques bêtes va être le déclencheur d’une vendetta entre deux branches cousines d’un même clan ; sur trois générations, la haine, la vengeance, les dettes d’honneur, les crimes sanglants se transmettent comme la terre et les vignes, legs mortifères que l’on doit assumer, sous peine de passer pour un dégonflé : « si on ne fait pas justice, la vie n’a plus de sens. Nous autres ici, on ne gagne pas le ciel comme les autres, personne n’échappe à son devoir, Dieu lui-même ferme les yeux. » Sept assassinats, des gamins égorgés à 19 ans, des maisons qui prennent feu avec leurs occupants, des épouses rendues stériles par le chagrin, des procès truqués, l’abcès purulent de ces représailles perpétuelles finit toutefois par écœurer le Destin en personne : « mieux vaut fils meurtrier que fils assassiné », ruminent les mères en grand deuil. Pourtant, dans cette tragédie où les jeunes générations sont comptables du sort et des actes de ceux qui les ont précédés, il arrive que l’engrenage implacable se grippe et qu’un héros revenu de loin décide de tourner le dos à son fardeau, en affrontant les vieux démons séculaires de toute une région.

Kyriàkos Roussias retrouve après vingt-huit ans d’exil américain son île natale, transgressant l’ordre paternel de ne jamais remettre les pieds au village sans feu vert familial. La Crète revient chercher le banni, mis à couvert à l’âge de quinze ans au fin fond de l’Illinois, loin d’une mort annoncée ; à l’heure où sa vie personnelle se délite – même sa croix de baptême s’est fait la malle –, les souvenirs enfouis, les photos planquées, la mémoire emmurée, réclament malgré lui le plateau maudit. Il n’est plus l’heure d’oublier, mais de revenir aux sources de son éloignement forcé loin des siens. Kyriàkos Roussias a beau être devenu un scientifique de renommée internationale, élevé au pays de l’Oncle Sam, il demeure, tel l’adolescent déraciné d’autrefois, taciturne, réservé, fuyant les conflits et les explications. Avec toujours un léger décalage dans la compréhension des événements ; ce n’est pas un hasard s’il a été frappé d’une sévère myopie, qui ne sera corrigée qu’à l’âge de sept ans. Le monde réel, sa complexité, sa profondeur, la vie dure de son plateau crétois natal lui tombent dessus en même temps, tel un électro-choc. Une déflagration enfantine qui aura pour écho, adulte, le fracas non moins perturbant d’une autre réalité bien dissimulée.

Dissimulée surtout par des silences tenaces, une chape de plomb considérable, un mutisme revendiqué, assumé, qui interdisent de fait le règlement pacifique des conflits. Les coutumes ont la vie dure dans les montagnes de Crète, où seule la poudre peut exploser : on est armé de sept à quatre vingt ans et on salue le baptême d’un enfant par des tirs nourris. « C’est alors que fut donné le signal de la fusillade, la moitié des invités étant armés, le plateau de Pagoménos décolla, détonations par milliers, pluie de douilles, échos multipliés par les onze montagnes ». Nous sommes en 1998, la Crète ancestrale résiste encore un peu au courant qui la tire inexorablement vers la modernité et ceux qui en sont partis n’ont plus grand’chose à dire à ceux qui y sont restés.

Kyriàkos Roussias va se cogner à une île qui répugne toujours à lâcher ses secrets ; mais ce sont surtout ses propres verrous qui vont sauter les uns après les autres, ramenant en plein jour des souvenirs qu’il pensait oubliés, des impressions fugaces, des peurs et des angoisses. Quelques langues vont se délier, pour alléger les consciences, éviter aussi que l’histoire ne se répète encore une fois, et que les Roussias n’enterrent de nouveau l’un des leurs pour des raisons insensées. On tourne en rond dans cette famille où chaque génération de cousins porte les mêmes prénoms, gommant leur altérité et leur capacité de décision : tueur un jour, victime ensuite. Lorsque le Kyriàkos américain se retrouve face à l’assassin de son père, son cousin le Kyriàkos crétois, se pose alors le dilemme : Comment pourrait-il être le premier à ne pas tuer ? Comment l’autre pourrait-il être le premier à ne pas être tué ? La version locale du Kyriàkos américain n’est autre que le miroir de ce qu’il serait devenu si son père ne l’avait pas exilé à l’autre bout du monde. Et on ne tue pas une part de soi-même. « Le cousin était devenu quelque chose comme son jumeau caché, ils avaient le même sang et mille raisons d’exister l’un pour l’autre ».

En mettant fin à la spirale infernale, Kyriàkos Roussias se pose comme le premier homme libre de sa lignée, celui qui fait plier le Destin en faisant un choix. La barbarie cesse, le clan est délivré, la fatalité a cédé. « En se mettant à compter les fautes et profanations familiales, à ne plus refouler le souvenir, à goûter le chagrin et le remords, à partager, il avait commencé d’aimer vraiment les siens. La mémoire est liberté, la liberté est indulgence et amour. »

* Ioànna Karystiàni = née à La Canée en 1952, romancière du roman La petite Angleterre (1997), adapté au cinéma en 2013

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